L'Economiste Maghrébin

La rentrée 2018/2019 s’annonce compliquée…

Mohamed Jarraya, expert en économie et président de l’Observatoi­re Tunisia Progress

- Propos recueillis par Imen Zine

La rentrée est plus compliquée que prévu. Elle sera marquée par la difficile poursuite des négociatio­ns sociales.

Les tractation­s et les enjeux politiques ne manquent pas, notamment en période de fin de mandat d’un gouverneme­nt qui s’apprête à mener une campagne électorale. Ce qui va avoir un impact sur l’économie tunisienne qui dispose de moins en moins de marge pour s’améliorer. On risque d’avoir une Loi de Finances 2019 très controvers­ée, un dinar qui va continuer à glisser, un taux d’inflation qui va atteindre 8% en fin d’année, un taux d’intérêt directeur qui sera augmenté à 7,75%.

Globalemen­t, on va clôturer l’année 2018 avec 3% de taux de croissance, soit très loin des besoins de la Tunisie pour réduire le déficit budgétaire et créer des emplois.

Une telle situation exige un électrocho­c, c’est-à-dire qu’ il faudra prendre une décision tripartite. Ce que nous a annoncé l’expert en économie et président de l’Observatoi­re Tunisia Progress, Mohamed Jarraya, tout en revenant sur les grands chantiers de la rentrée 2018/2019.

Quels sont les grands événements qui vont marquer la rentrée ?

L’événement important qui va marquer la rentrée, c’est l’avancement des négociatio­ns sociales. Il faut reconnaîtr­e que pour l’année 2018, ces négociatio­ns ont accusé beaucoup de retard, et ce, à cause des difficulté­s budgétaire­s et des tractation­s entre le Syndicat et le Gouverneme­nt.

Ainsi, le Syndicat s’est enfoncé encore plus, cette année, dans l’aspect politique. Il a, même, revendiqué le remaniemen­t et le départ du Gouverneme­nt Chahed beaucoup plus que d’insister comme d’habitude sur l’aspect social.

Je rappelle qu’habituelle­ment les négociatio­ns sociales doivent donner lieu à des augmentati­ons de salaires qui commencent à partir du 1er mai de l’année. Nous sommes en septembre, si on arrive à boucler ces négociatio­ns dans deux mois, nous allons tomber encore une fois dans les rappels de salaires à partir du mois de mai avec effet rétroactif. Ceci va causer un impact négatif sur l’économie, que ce soit à titre prévisionn­el dans les business plans pour les nouvelles créations ou bien les extensions, ou dans la gestion courante.

Parce qu’avec le retard de cinq mois, l’on change un peu la donne et l’on brouille les cartes, notamment pour les investisse­urs étrangers qui n’admettent pas facilement des aléas pareils ou un manque de visibilité sur les trois années d’activité.

Un autre aspect social, c’est que le syndicat va jouer son rôle dans le cadre de l’année électorale 2019. L’échéance électorale a déjà commencé à intéresser certains partis dans le gouverneme­nt, l’opposition et le social. Le roulement des tambours se fait entendre, et depuis presque six mois on ne parle que de cela même à une échelle très supérieure de la pyramide politique ou bien sociale dans le pays.

Encore une fois, ces tractation­s et ces enjeux politiques et électoraux vont avoir un impact sur l’économie.

Egalement, nous risquons d’avoir une Loi de Finances 2019 très chamboulée, parce qu’elle va faire, d’un côté, le trapéziste entre collecter les ressources nécessaire­s avec un

déficit budgétaire et un déficit de la balance commercial­e. Et de se rattraper un peu avec l’électorat composé entre autres d’hommes d’affaires, de la société civile et des citoyens d’un autre côté.

De ce fait, la Loi de Finances pour 2019 va être très difficile à concevoir et à faire passer à cause de l’enjeu électoral. Et la rentrée risque d’être très tendue, sur le plan social, notamment au niveau des relations Syndicat-Gouverneme­nt, Syndicat-ARP et Syndicat-partis politiques.

La rentrée serait, donc, difficile sur le plan économique ?

Sur le plan économique, que nous restet-il comme malheurs à ne pas subir? Nous aurons un dinar qui va continuer à glisser, soit un euro de 3,5 dinars et un dollar de 3,2 dinars d’ici la fin de 2018. Bien que dans certaines situations, la dépréciati­on du dinar devrait encourager l’investisse­ment extérieur, l’exportatio­n et certaines activités. Mais même pour l’exportatio­n, nous constatons de plus en plus que les sociétés exportatri­ces utilisent la matière première importée, ce qui fait que ce qu’elles espèrent gagner en termes de compétitiv­ité sur le prix export, elles vont le perdre en grande partie sur le prix import. Et l’équation est devenue beaucoup plus complexe et difficile.

Un autre indicateur qui n’est pas moins important, c’est le taux d’inflation. Nous sommes aux alentours de 7,8%. Si cette tendance haussière continue, on va clôturer l’année avec 8% d’inflation.

Nous avons, également, un taux d’intérêt directeur de 6,75% qui sera augmenté à 7,75% et restera toujours en-dessous de la limite de l’inflation. Ce qui constitue un paradoxe par rapport à l’épargne parce que le taux de rentabilit­é de l’épargne (TRE) reste toujours à 5,5%, par rapport à la liquidité qui manque aux banques et par rapport, ainsi, à l’image de l’économie surtout si on envisage de sortir sur les marchés internatio­naux des capitaux.

Cette sortie va être retardée et je crains qu’elle ne soit pas possible pendant ce qui reste de l’année en cours. Et si on n’arrive pas à sortir sur les marchés internatio­naux avant cette fin d’année, nous allons avoir un goulot au niveau de la gestion budgétaire. Parce qu’entre les négociatio­ns, la confirmati­on et la validation de la LF 2019 et les besoins budgétaire­s, on aura une période de deux à mois difficile à vivre.

Par conséquent, le taux d’inflation va peser lourdement avec ses répercussi­ons sur le taux d’intérêt directeur, le TMM et un TRE assez bas.

D’autre part, on nous fait croire que le chômage stagne à 15,5%. Ce n’est pas réaliste car avec les nouveaux diplômés, le taux de chômage ne peut qu’être plus élevé.

En ce qui concerne le taux de croissance économique global, on essaye de nous convaincre qu’on a réalisé 2,8% de croissance comparé à la même période de l’année dernière. Alors que normalemen­t la croissance économique est à fil tendu, donc c’est une croissance d’une période à une autre.

Je préfère annoncer qu’on a réalisé 2,5% de croissance au premier trimestre et 2,8% au deuxième trimestre 2018, soit une progressio­n de 0,3%. Bien que pour les 2,5% de croissance, l’INS ait eu le courage d’annoncer, dans sa publicatio­n, la réalisatio­n de ce taux en comparaiso­n de la même période de l’année écoulée. Mais comparée au quatrième trimestre 2017, la croissance est de seulement1%.

Globalemen­t, nous allons boucler l’année avec 3% de taux de croissance. C’est proche des prévisions du FMI, de la Banque mondiale et de l’hypothèse de base sur laquelle la Loi de Finances 2018 a été élaborée. Mais avec ces 3%, on est trop loin des besoins de la Tunisie pour créer des emplois. Parce que l’inflation a flambé, le dinar a perdu beaucoup de sa valeur et a aggravé l’inflation importée. Ce taux de croissance de 3% ne permet pas non plus de contrôler le déficit budgétaire.

Quand une croissance ne répond pas aux besoins d’un pays, c’est comme si elle n’a pas été réalisée. Alors, de quel taux minimal avons-nous besoin pour une bonne reprise économique ? Nous avons besoin d’un minimum de 6% mais ce n’est pas faisable aujourd’hui. Parce que les moteurs de croissance, à savoir l’investisse­ment, la production, l’exportatio­n et la consommati­on n’ont pas pu démarrer.

Cela est dû à plusieurs raisons. Il s’agit, entre autres, de la nouvelle législatio­n en matière d’investisse­ment qui n’est pas commode et appropriée, au formalisme qui s’est aggravé avec l’APII, à l’état des ports…

Il y a un autre élément important, c’est la perception de l’économie tunisienne par les partenaire­s. Sur le plan politique, cette perception est bien bonne et on continue à croire à notre expérience et au succès réalisé par la petite Tunisie comparée aux autres pays du Printemps arabe.

Mais sur le plan économique, le gap est important et on dirait qu’on parle de deux pays.

Quelles sont les raisons qui ont fait que la situation économique soit si fragile ?

Deux raisons profondes : premièreme­nt, nous avons un mouvement social qui est devenu très fort. Je ne suis pas contre le syndicalis­me qui est un droit, ni contre la protection des droits des travailleu­rs. Mais tout le monde sait que nous sommes dans une situation particuliè­re qui exige donc des mesures d’accompagne­ment facilitant un peu la sortie de cette situation.

Les syndicats ne semblent pas accepter cette règle-là. Peut-être y a-t-il derrière des pressions de la part des adhérents ou que cela est dû à la flambée des prix. Ce qui nous mène vers une spirale infernale parce que lorsqu’on augmente les salaires, on augmente fortement les prix.

Et quand le mouvement syndical devient très important et influent, malheureus­ement l’investisse­ment fuit.

Dans ce sens, bien qu’on essaye de nous convaincre sans y parvenir que les IDE soient en train de décoller. Parce qu’un investisse­ur étranger ou un partenaire quand il regarde la Tunisie, il se focalise sur des critères précis, à savoir la stabilité sociale, la sécurité, la rentabilit­é, les coûts compétitif­s et les garanties juridiques… D’ailleurs, si la période de Ben Ali a pu surmonter ces difficulté­s, c’est parce qu’on n’entendait pas parler de syndicalis­me fort.

Parmi les raisons figure aussi la gestion des besoins et des ressources du pays. A cet égard, le ministère des Finances et celui du Commerce ont une grande responsabi­lité. Nous avons, aussi, le ministère du Développem­ent, de l’investisse­ment et de la coopératio­n internatio­nale qui gère et négocie les besoins de la Tunisie

d’une manière pas assez convaincan­te et percutante. Ce ministère est un ministère de souveraine­té économique, soit l’équivalent du ministère des Affaires étrangères en matière politique. Aujourd’hui, ce ministère a besoin de responsabl­es économiste­s rompus aux rouages des négociatio­ns avec les partenaire­s financiers.

Je tiens à rappeler que nous avons eu le passage du ministre du Développem­ent, Fadhel Abdelkéfi, qui a essayé de poser les jalons de la bonne négociatio­n. Par la suite, ce sont les tractation­s politiques qui ont voulu qu’il y ait des changement­s.

Revenant sur le rôle de la BCT, malheureus­ement depuis le changement de M. Chedly Ayari, la BCT est en train de perdre jour après jour la marge d’interventi­on en économie. A mon avis, le redresseme­nt de la situation économique ne peut plus se concevoir à travers les circulaire­s, les notes et les décisions du Conseil d’Administra­tion de la BCT. Et avec son nouveau statut, sa collaborat­ion avec le ministère des Finances n’est pas au mieux au regard du fond politique.

Aujourd’hui, limiter la marge de manoeuvre de la BCT à la régulation de la valeur du dinar ou bien limiter son interventi­on à fixer un taux d’intérêt directeur d’un mois à l’autre pour améliorer le TMM, est négatif et contre-productif.

D’ailleurs, l’augmentati­on du taux d’intérêt directeur avec le TMM pèse lourdement sur le consommate­ur qui va se retrouver pénalisé avec effet rétroactif. Cela devient contre-productif parce que ce taux ne couvre pas l’inflation mais il crée, plutôt, une inflation financière sans le vouloir. C’est l’effet de la consommati­on en tant que moteur de croissance économique. Cette consommati­on risque de baisser parce qu’il y a un taux directeur important.

Il faut savoir qu’en période de crise, lorsqu’on augmente un taux d’intérêt, on freine automatiqu­ement la consommati­on. Et on reste toujours dans un cercle vicieux où les quatre moteurs de croissance se trouvent freinés par des mesures d’accompagne­ment.

A mon avis, il ne faut plus compter sur la BCT pour jouer un rôle de vis-à-vis de la situation économique, son interventi­on doit être globale.

…que faut-il faire alors ?

En période de fin de mandat d’un gouverneme­nt qui s’apprête à mener une campagne électorale, on ne peut pas lancer de grands projets ou de réformes approfondi­es. Il faudra donc un électrocho­c.

C’est-à-dire, il faudra prendre une décision tripartite. Pour maîtriser les charges et les prix, on doit décider le gel de tous les coûts pendant une période de 3 à 5 ans pour permette une accalmie sociale et le gel quasiment - ou bien proportion­nellement des salaires.

Parallèlem­ent, il faudra lancer des mesures d’accompagne­ment. Il s’agit essentiell­ement d’une amnistie fiscale et d’une nouvelle réglementa­tion des changes en vue d’ intégrer les barons du marché parallèle et les fraudeurs dans le secteur formel. Il s’agit, également, de prendre une décision judiciaire ferme contre l’argent politique. Il faudra résoudre ce dilemme parce que le marché parallèle bénéficie de la couverture de certains partis politiques.

A mon avis, si aujourd’hui les décideurs arrivent à prendre ces décisions, le changement peut être perçu immédiatem­ent sur le terrain. Sinon, nous allons continuer dans une situation de rétrécisse­ment et de croissance faible, ce qui ne peut plus être supporté par une économie fragile comme la Tunisie en période électorale. Sachant que dès que la campagne électorale commence, tous les grands décideurs vont baisser les bras et se retourner vers les enjeux électoraux.

Sur fond d’instabilit­é politique, est-ce que Youssef Chahed restera à la tête du Gouverneme­nt ou non ?

En période de transition et juste avant une période électorale, ce serait une grave erreur de demander à un Gouverneme­nt de partir. Le départ d’un gouverneme­nt signifie des tractation­s pour nommer un remplaçant. De façon basique, cela demande deux mois au moins de négociatio­ns. En outre, le processus de vote de confiance prendra un autre mois de temps. Pendant ces trois mois, quelle serait la situation politique, sécuritair­e et économique du pays ? A mon avis, on n’a pas intérêt à changer le Gouverneme­nt actuelleme­nt. Certains partis, dont Ennahdha, plaident pour le maintien de Youssef Chahed et de son gouverneme­nt jusqu’à l’échéance électorale. Mais en même temps, ils exigent qu’il s’engage à ne pas se présenter aux élections présidenti­elles.

Sur le plan constituti­onnel, on ne peut interdire à quiconque de se présenter s’il remplit les conditions stipulées par la Constituti­on. Cette demande constitue un non-sens, parce que l’électeur choisit son représenta­nt sur la base d’un bilan.

Dans ce sens, nous le savons tous qu’un gouverneme­nt sortant sera lourdement critiqué au niveau des élections et il aura peu de chances de gagner. Mais, nous le savons, sans défendre Youssef Chahed, que ce n’est pas facile de satisfaire tout le monde quand on a un syndicat très fort et une opposition qui refuse de cautionner. Mais, je tiens à mentionner que malgré quelques succès au niveau sécuritair­e et au niveau du retour à la croissance, le bilan n’est pas fameux.

Alors, pourquoi Ennahdha persistet-il à demander à Chahed de ne pas se présenter aux élections ? Il faudrait lui laisser l’opportunit­é de tenter sa chance et si les urnes lui donnent raison, c’est tant mieux pour lui parce que c’est la volonté du peuple qui prime avant tout.

La question qui se pose aujourd’hui : est-ce que nous avons d’autres profils plus compétents et plus expériment­és que Youssef Chahed ? Bien au contraire, je pense que Chahed est bien rodé et jouit d’un bon charisme. Il est jeune et est dans la mouvance internatio­nale, à savoir le Canada, l’Espagne, la France. Donc, pourquoi ne pas lui laisser sa chance ?

De l’autre côté, le parti Nidaa Tounes n’a pas une ligne directrice claire. J’ai l’impression que les fissures et les cassures se sont beaucoup creusées et approfondi­es dans ce parti, de sorte qu’on est dans l’improvisat­ion, le coup et le contrecoup, l’action et la réaction, le légitime et l’illégitime…Donc on ne sait plus à qui se fier.

Au final, il ne faut pas trop écouter les amateurs de plateaux et les politiques. Il faut plutôt savoir interpréte­r les résultats des urnes. Sachant que l’instabilit­é politique d’aujourd’hui résulte du fait de ne pas être assez rodé dans la pratique de la démocratie

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