DANS MON BAR
Don Papa, rhum philippin
Dans la chaleur moite d’un après-midi de mai juste avant les déluges de la mousson dont le bruit fait perdre la tête aux plus fragiles, le vieux moulin de l’île de Negros broie la canne à sucre jour et nuit, sans répit. Dans la poussière et dans le bruit, des silhouettes enturbannées se faufilent entre les coursives du monstre d’acier. Les employés de l’usine se protègent des résidus de cannes broyées qui stagnent dans l’air irrespirable. Et ça fait cent ans que ça dure, pour le plus authentique moulin de Negros, à Sugarlandia, l’île au sucre. Des centaines de camions alourdis de plusieurs tonnes de noble cane attendent pour décharger la cargaison que les coupeurs ont récoltée à la machette aux heures où le soleil est encore supportable. Il faut aller vite car bientôt les pluies ralentiront la récolte de la canne qui, sur l’île, pousse sans arrêt. Autrefois un boeuf à la peine faisait tourner le moulin pour broyer les tiges épaisses ; aujourd’hui quatre broyeurs, gigantesques mécanismes effrayants sortis de Mad Max, pilotés à partir d’un unique ordinateur portable depuis la « passerelle de contrôle », laissent s’écouler des jus qui feront le sucre (les premiers jus) puis la mélasse (jus chauffé). Ce black gold, essence première du rhum des Philippines, sera ensuite fermenté puis distillé. Les résidus de canne à sucre, appelés la bagasse, brûlés dans un immense four, fourniront de l’électricité.
Nourrir les anges
À quelques heures du moulin, une route droite, fourmillante de véhicules à deux, trois ou quatre roues sur lesquels s’arriment des familles entières, mène à l’une des cinq distilleries de Negros. La mélasse fermentée y est distillée pendant quatre à cinq jours. Le distillat réduit à l’eau ne deviendra rhum qu’après
au moins sept ans de vieillissement dans les anciens fûts de bourbon, spécialement choisis pour la marque Don Papa. Dans l’immense entrepôt, jusqu’à cinq étages de barriques nourrissent les anges. Sous le climat tropical, l’évaporation à son comble donne cette concentration particulière au rhum philippin. À l’autre bout de l’île, le mont Kanlaon crache encore parfois le courroux de la terre. Il est l’une des figures tutélaires de Surgarlandia, de celles qui ont composé son socle fait de minéraux essentiels à la canne sous ce climat tropical. Enfichée ici depuis des lustres, la graminée a connu ses heures de gloire grâce à la famille Gaston, premiers Français à vivre de la canne aux Philippines. Alors que Tokyo et Taïwan balbutiaient, Manille rayonnait. La perle de l’Asie affichait alors une cinquième place triomphale dans la production mondiale de sucre. Ici, le rhum est produit depuis cent cinquante ans. Sa production a suivi l’histoire des Philippines, découvertes par Magellan pour le compte de l’Espagne et baptisées en hommage au roi Philippe II. Convoité par l’Amérique, l’archipel sera finalement vendu par l’Espagne pour la somme de 20 millions de dollars.
Jusqu’à l’indépendance en 1946, les Philippines ont été sous le joug d’une autre puissance. Un impérialisme combattu à chaque instant par des hommes.
Un homme en particulier, Dionisio Magbuelas, chaman charismatique surnommé Papa Isio, et leader des Babaylanes, une troupe de guerriers dressés contre l’Espagne. Son visage, vous le connaissez, c’est celui de l’étiquette du rhum Don Papa auquel il a donné son nom. Lorsque Steven Carroll découvre le rhum des Philippines, ce sujet de Sa Majesté n’est pas un bleu. Ancien de chez Rémy Martin, il contribua largement à l’ouverture du marché américain du cognac. Sentant qu’il tient là un formidable breuvage, un rhum de terroir, un rhum pour plaire à tous, le monsieur se lance dans l’aventure du premier rhum d’exportation philippin et crée en 2011 sa marque Don Papa sous l’égide de sa société Bleeding Heart Rum. La société Dugas renifle le potentiel et décide ni une ni deux de distribuer la marque en France. Encore balbutiant, Don Papa intrigue avec son étiquette lookée en diable qui évoque la faune de cet archipel de 7 000 îles que tout le monde connaît mais que peu d’entre nous parviennent à situer sur une carte.