Alexandre Gauthier à La Grenouillère
DANS SA MAISON, DU PAS-DE-CALAIS, LE CHEF SURDOUÉ OFFRE LA PROMESSE DU BONHEUR, LE TEMPS D’UN REPAS OU D’UNE NUIT : OU COMMENT ENVISAGER LA CUISINE AUTREMENT.
Alexandre a quitté La Madelaine-sous-Montreuil, dans son Pas-de-Calais natal, pour aller faire ses classes ailleurs. Il a 23 ans quand Roland, son père, le rappelle. Il ne pense pas s’attarder. Mais la maison centenaire traverse une passe difficile et le jeune homme s’aperçoit vite que tout peut s’arrêter. Il décide de s’y coller. Son challenge : donner envie aux gourmands de venir ou revenir, écarter le travail de son père pour faire de La Grenouillère un endroit de désir. Il comprend aussi qu’il peut être ce qu’il est ici sans aller ailleurs. Sa cuisine, telle que je l’ai goûtée, n’a pas toujours été si identitaire. Erreur de jeunesse ? Dix ans auparavant, la gastronomie dite locale le barbe, il s’essaie à l’exotisme qu’il croit moderne. Mais il se rend vite compte qu’il est sur la mauvaise voie, détricote et reconstruit sa cuisine en la pensant autrement, certain que s’il propose ce qu’il aime, alors le reste suivra.
Ambassadeur de la côte d’Opale
Aujourd’hui, plutôt que de terroir, il préfère parler de territoire. Il a su l’occuper pour le mettre en valeur autrement. Vivre son métier sans contrainte et sans
la sensation que ce soit un labeur mais une passion.
« Il faut se faire plaisir pour faire plaisir aux autres, ou l’inverse, être en mouvement permanent », pense-t-il. C’est sans doute cette mise en danger, cette fragilité et le feu qui l’anime qui constituent son talent. Il y a huit ans, il décide de faire passer la vénérable maison dans le XXIe siècle et de lui offrir une cohérence globale. Il avait besoin d’un lieu aussi fort que sa cuisine. Pour cela, il lui fallait rencontrer un homme de caractère comme lui. Ce sera l’architecte Patrick Bouchain. Les compères se sont si bien compris qu’Alexandre ne sait plus qui a imaginé quoi. Deux chapiteaux métalliques, deux fumoirs, deux forges, cuisine et salle qui se répondent, le tout drapé de noir total, un parti pris assumé qui fait de La Grenouillère un endroit atypique. Comment décrire le moment passé ? L’architecture abolit l’espace entre la cuisine et la salle, et sert d’écrin aux plats qui défilent comme autant de promesses. Règne une atmosphère qui nous coupe de la réalité, dans un ailleurs fait de sensations gustatives inédites. Beaucoup parlent d’expérience, d’initiation… Le terme « cuisine d’auteur » prend ici tout son sens, si personnelle qu’il est inutile d’essayer de la rattacher à une autre, il vaut mieux se laisser porter où il a envie de nous emmener. Chaque repas est une surprise. Pas de carte, mais un menu résumé à l’essentiel, imprimé sur une feuille délicate comme une déclaration d’amour. Les produits, locaux bien sûr pour l’immense majorité, sont là sous une autre lumière, on les redécouvre, plus beaux que dans nos souvenirs. Alexandre Gauthier est vraiment à part dans la galaxie des chefs étoilés. Il est bien plus qu’un cuisinier, il est un défricheur, un homme engagé. Sa Grenouillère est bien plus qu’un restaurant et un hôtel, elle est l’oeuvre de sa vie, un rêve, une cuisine hors norme qui soigne l’âme en créant des émotions.