Cuisine et Vins de France

UN DÉJEUNER AU CHÂTEAU TALBOT

- TEXTE KARINE VALENTIN,

Le Grand Cru classé de Saint-Julien est dans la famille Cordier depuis un siècle. Cette constance doublée d’investisse­ments à la vigne et dans les chais promet à Talbot un futur radieux. Pour fêter ce centenaire vaillant, la rédaction de Cuisine etVinsdeFr­ance s’est déplacée dans le Médoc pour imaginer un menu autour des vins du château.

On l’appelait Désiré… DésiréNico­las Cordier. Il était négociant lorrain à Toul. Le vignoble du petit gris n’était pas assez vaste pour le patriarche et homme d’affaires, négociant, viticulteu­r et visionnair­e producteur qui, en pleine guerre, s’offrit trois propriétés bordelaise­s, les châteaux LafauriePe­y rague y, Gruau d-La rose et Fan ningLa fontaine, auxquels s’ ajouta une quatrième façade à Saint-Julien du Médoc, le château Talbot en 1918. Bien avant que les blouses blanches ne découvrent le french paradox, le monsieur qui était aussi maire de Saint-Julien avait constaté que les habitants vivaient très vieux, concluant sans doute possible que le vin du village soit un « élixir de longue vie ». Il le signifia dans un discours lors d’une fête exceptionn­elle, la Fête de la longévité. Lorsque DésiréNico­las Cordier s’éteint en 1940, il avait déjà perdu son fils Georges, le seul de ses cinq enfants qui travaillai­t à Talbot, celui qui lança les premiers travaux de rénovation des chais et celui aussi qui planta les vignes blanches, celles qui produisent toujours l’un des premiers blancs du Médoc, le Caillou blanc. Si Georges aimait le vin blanc et ne le produisait que pour sa consommati­on personnell­e, Jean, son fils le commercial­ise. C’est toujours le même vin qu’on sert

sur des moules chez Hortense, le restaurant de la pointe du Cap Ferret, fief estival des propriétai­res médocains. Dans la succession des génération­s, l’homme fort de l’entreprise Cordier est Jean-Talbot Cordier. Après avoir réglé la succession avec ses tantes, il devient l’unique actionnair­e de l’empire Cordier, installé à Bordeaux au 10, quai de Paludate. Le patriarche commence par développer considérab­lement l’entreprise de négoce en France comme à l’étranger, puis achète divers domaines sortant des frontières bordelaise­s pour investir en Provence et à Sancerre. Mais son coeur est à Talbot, où il s’arrête de battre en 1993. Il a deux filles, Lorraine et Nancy. Talbot est le lieu de leur enfance, Connétable le second vin lancé par Jean, leur madeleine. Elles s’investisse­nt donc naturellem­ent à la mort de leur père et reprennent le cru familial, inspirées et nourries par la mémoire de leur arrièregra­nd-père Désiré-Nicolas à l’effigie duquel une bouteille spéciale a vu le jour. « Il est un fait abondammen­t prouvé : pour être et rester propriétai­re d’un cru de renom, il faut être doué d’une réelle aristocrat­ie s’identifian­t à celle du domaine et du vin. Tout doit y être sacrifié, à commencer par les intérêts (…). Il faut pour être propriétai­re d’un cru en être en quelque sorte amoureux. »

Une histoire de famille

Lorraine et Nancy étaient amoureuses… de cette bâtisse ni imposante, ni sage, juste paisible et séduisante avec sa façade, verdie l’été d'Ampelopsis qui la recouvre et pâlie l’hiver sans que les murs de l’enfance en soient attristés. Les frangines y ont passé des étés de bonheur à jouer, grandir ensemble au rythme des travaux viticoles et des goûters dans la petite cuisine et sa salle à manger attenante, où les assiettes volent au plafond comme dans Alice au Pays

des Merveilles. «Mon grand-père a acquis en 1917 le service de la baronne Sarget, propriétai­re de Gruaud-Larose. Il exigea que le service soit annexé à l’achat, sans quoi la vente ne se ferait pas… Lorsque la Henin racheta Gruaud, mon père Jean Cordier, imposa cette fois d'exclure le service de la transactio­n, la vente faillit capoter. Alors, pour éviter qu’il soit à nouveau l’objet de convoitise­s, avec Lorraine on l’a collé au plafond de Talbot ». Lorraine n’est plus là, elle aura eu le temps de voir le petit chai au mur rouge vermillon entièremen­t refait ; récompense d’une partie seulement des efforts qui, sans interrupti­on, embellisse­nt le château depuis vingt-cinq ans. Nancy reste seule sur le perron aux côtés de son mari Jean-Paul Bignon, que l’on interpelle d’un amical « Hello Mister Talbot » dans les dégustatio­ns de l’Union des Grands Crus classés. Leurs trois enfants Philippine, Marguerite et Gustave s’investisse­nt dans le futur de château Talbot qui tient avec panache,

Pour être propriétai­re d’un cru, il faut en être amoureux

son rang de quatrième Grand Cru classé. Le vignoble est drainé, les rendements sont maîtrisés par une taille adaptée, les pesticides et insecticid­es ont été bannis et la viticultur­e traditionn­elle, en suivant les quatre façons médocaines, respecte les sols des 110 ha de vignes entourant le château – dont 105 ha de raisins rouges qui donnent naissance à deux cuvées, Talbot, le grand vin, et Conné

table de Talbot, le second vin – et à peine 5 ha de sauvignon et de sémillon blanc d’où naissent le Caillou.

Un vin vieilli en cuves de bois

Ramassés mûrs, à la main, en caisses, triés, ils se transforme­ront en velours dans les cuves en bois, qui signent la définition des tanins du château. Puis, c’est à l’abri d’une vertigineu­se forêt de béton, celle du grand chai construit en 2014, que le vin, enfermé dans les 1 800 barriques de chêne, continuera son évolution pour finir sur la table des amoureux de Talbot ou sur celle de Nancy et Jean-Paul Bignon qui, ce jour de février, ont reçu Cuisine et Vins de

France. Les braises rougissent dans l’immense cheminée, il est temps de passer à table après avoir dégusté en apéritif le bijou du couple, leur rosé provençal du Domaine Saint- Andrieu, propriété acquise voilà une dizaine d’années. En attendant la côte qui rôtit, les moules façon Hortense sont accompagné­es de l’éclatante finesse de Cail

lou blanc 2016, la rondeur et le charme avec, en accent circonflex­e de la dégustatio­n, une acidité qui appelle un deuxième verre… Mais voilà qu’arrive la côte de boeuf saignante, il faut faire la place à Talbot 2010. Une simple côte de boeuf pour mettre en valeur la vigueur du millésime, qui commence à peine à s’ouvrir, tant son potentiel est grand, avec un jus droit sur une matière carrée, riche du velours et de la patine que Talbot a acquis depuis quelques années. Faisant fi des us et coutumes bordelaise­s, nous ne servirons pas le meilleur des millésimes sur le fromage, mais la douceur du 2015 du second vin Conné

table de Talbot sur le dessert, dont la recette bien entendu fait référence aux saveurs radieuses des fruits rouges de Connétable qui figurent dans le peloton des meilleurs seconds vins du Médoc. Aucun doute, derrière la façade du château, l’une des plus jolies étiquettes du Médoc ne cesse de progresser… pour les cent prochaines années.

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RECETTES SOPHIE MENUT YOVANOVITC­H
 ??  ?? Le château Talbot est un domaine viticole situé sur la commune de Saint-Julien-Beychevell­e.
Le château Talbot est un domaine viticole situé sur la commune de Saint-Julien-Beychevell­e.
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2 2/ Talbot 2018, éclatant sur la nesse.
 ??  ?? 1 1/ Une dégustatio­n de Talbot 2003, 2006, 2009, 2014 et 2016 marque la progressio­n sensible de la précision des vins du château Talbot au   l des millésimes vers des jus de plus en plus éclatants.
1 1/ Une dégustatio­n de Talbot 2003, 2006, 2009, 2014 et 2016 marque la progressio­n sensible de la précision des vins du château Talbot au l des millésimes vers des jus de plus en plus éclatants.
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4 4/ Jean-Max Drouilhet, le maître de chai.
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3 3/ Le grand chai à barriques construit en 2014.

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