Chaque seconde, le monde se meurt et se meut
C'ÉTAIT UN mois de juillet chaud, nous longions la Marne assis sur le rebord du bateau. Ma boucle d'oreille ovale et dorée, souvenir de mon premier voyage en Asie, au Népal, s'est évanouie au fond du fleuve. Mon fils a éclaté en sanglots. Un objet qui disparaît dans les eaux, on en voit tous les jours. Mais aux yeux de l'enfant de 3 ans, la perte a résonné comme une petite mort. L'incompréhension a succédé à la tristesse et à la colère. L'eau avait été fatale à ce petit accessoire, et le caractère soudain et implacable de la perte avait produit chez mon fils un choc émotionnel profond. Au point que cette disparition restera ancrée dans son esprit tout l'été durant, rendant impossible la moindre baignade. Au moment du coucher, alors qu'il me questionnait sur la manière dont nous pourrions retrouver cette boucle d'oreille, je me suis trouvée démunie. Il avait besoin de comprendre pour s'apaiser et trouver le sommeil.
Mais on ne perce pas les mystères de la vie en quelques phrases, et les miennes m'ont semblé bien plates. Appréhender sereinement la disparition, savoir se détacher de certains pans de notre vie, des lieux où nous avons vécu, de certains êtres, n'est-ce pas l'apprentissage d'une vie ? Il faut apprendre à faire ses adieux comme on accueille, apprendre à se détacher avec la même joie que l'on reçoit dans ses bras un nouveau-né. L'automne venu, il faut savoir goûter une soupe fumante comme si c'était la première et la dernière fois. Savoir accepter et vivre le perpétuel changement est un facteur de développement spirituel. C'est ce qui rend à la vie sa fraîcheur. Car la sagesse bouddhiste nous l'enseigne : seule l'impermanence est permanente.
Chaque seconde, le monde se meurt et se meut. Et la triade indienne, de création, disparition et transformation parachève ce processus. Le cycle de morts et de renaissances fait partie du vivant. Les yogis et la philosophie du Vedanta nous invitent à ne pas considérer ce monde comme éternel. Cela ne signifie pas la mort de toute vie sociale, ni que le monde et les autres ne sont pas importants, mais que ce lien, pour être satisfaisant, riche et apaisant doit parfois être distancié. La distance est la condition de la détente.
Cette distance fait naître un lien plus poétique et spirituel à l'égard de ce qui compose notre vie, où se mêlent écoute intérieure, observation, prières, méditation et rituels. À travers notre relation aux autres, nous pouvons infuser cette poésie afin que nos liens deviennent plus subtils et que s'y tisse un peu d'élégance. Par exemple, en souhaitant à un être disparu de trouver la paix, en décelant les coïncidences, en observant les signes de la vie, cet oiseau qui s'approche parfois, en sachant reconnaître, remercier pour une expérience et dire au revoir quand il le faut. Peut-être aussi en se recueillant devant les eaux de ce fleuve, qui fait disparaître en une fraction de seconde le travail des hommes.
La réaction de mon fils ressuscite la force des éléments, leur puissant pouvoir. La perte est une leçon d'humilité vis-à-vis de ce qui est plus grand que nous. Je pourrais protéger mon fils de toutes les formes d'anéantissement, je pourrais lui cacher la mort et les difficultés. Mais la vie est plus maligne : c'est dans l'infime d'un ballon qui éclate ou d'une boucle d'oreille engloutie que revient à notre esprit la disparition qui surgit d'un moment à l'autre. Alors je dirai à mon fils qu'il lui faudra chercher les réponses en lui, que rester curieux, éveillé, enthousiaste sont de solides alliés sur ce chemin. Plutôt que vouloir évacuer les pleurs, essayer de les écouter. Au lieu de chasser les émotions, les accueillir et de les vivre. Comme la chenille s'abandonne pour devenir papillon, la perte et la disparition de ce qui nous est cher sont un support d'évolution.