Du gin au pays de l’armagnac
C’est la boisson en vogue qui fait son grand retour dans les bars à cocktails. Si on connaît la France pour la qualité de ses vins, on ne soupçonne pas celle de ses gins. La distillerie du Grand Nez, installée dans le Lot-et-Garonne, file tout droit vers le succès. Fondée par deux passionnés fin 2019, elle nous a ouvert ses portes.
àquelques kilomètres du centre de Nérac, les maisons en pierre et les arcades finement décorées laissent place à un tout autre paysage. D’époustouflants champs verdoyants s’étendent à perte de vue. Une distillerie de gin jaillit en plein coeur de cette douce et paisible campagne. Bienvenue dans le Lot-et-Garonne, où le gin coule désormais au côté de la Baïse, rivière à l’allure bucolique. Anne-Hélène Vialaneix et Éric Lugas nous accueillent au sein du technopôle Agrinove, une pépinière d’entreprises dédiée à l’innovation agricole.
Ils affichent fièrement dans leurs bureaux la double médaille d’or qu’ils ont remportée pour leurs premières créations, lors de la 21e édition du Spirit Selection by Concours mondial de Bruxelles, en 2020, face à 1 400 spiritueux concurrents. Elle n’est pas encore exposée, mais une médaille de bronze vient compléter leur collection naissante, gagnée lors de l’International Wine and Spirit Competition, à Londres, début juillet. C’est une fierté pour cette toute jeune et ambitieuse entreprise qui s’est installée dans la région depuis seulement quelques mois. Les deux fondateurs restent modestes et se félicitent de leur travail : « Ça nous réconforte dans ce que nous faisons, et puis ça va booster la notoriété de la marque. Mais il nous reste encore du travail, nous n’en sommes qu’au début. »
DU GIN EN TERRE NÉRACAISE
Il y a deux ans, Anne-Hélène et Éric ne se connaissaient pas, et pourtant, aujourd’hui, ils ne se quittent plus. L’ancienne oenologue et responsable d’un domaine viticole dans le Gers rêve d’une nouvelle destinée ; le commercial, qui a travaillé pendant 20 ans dans le secteur de l’agroalimentaire, lui, désire se lancer dans une autre aventure. « Le projet d’Anne-Hélène m’a séduit, et la personne aussi », sourit Éric. Leur rencontre est un vrai coup de foudre professionnel et donne naissance, en octobre 2019, à la distillerie du Grand Nez, un hommage au surnom d’Henri iv, qui a passé son enfance à Nérac.
Et du nez, il fallait en avoir pour faire du gin au pays de l’armagnac, où la plus ancienne eau-de-vie de France fait la fierté de toute une région. Les deux créateurs nous ouvrent les portes de leur local d’environ 60 m2 où ils pensent (réellement) le gin, de sa conception à sa mise en bouteille : « L’objectif, c’est de créer et concevoir le produit de A à Z, de la sélection des ingrédients, des producteurs jusqu’à
l’expédition. Ça fait partie de nos valeurs. » Anne-Hélène et Éric sont les heureux parents d’Attribut N°1, à base de kiwi, et d’Attribut N°2, aux saveurs de pomme et de poire, commercialisés en juin 2020, moins d’un an après la création de la distillerie, puis d’une édition spéciale à la truffe d’été en avril 2021. Le parcours qu’ils ont mené ensemble est le fruit d’une audace affirmée et d’un travail acharné. Une aura puissante se dégage de ces deux personnages qui, en quelques mois, ont réussi à s’imposer sur un territoire alors jusqu’ici conquis par l’armagnac.
LES DIFFÉRENTES FACETTES DU GIN
Le gin d’Anne-Hélène et d’Éric est élaboré à partir d’alcool de blé français (alcool neutre de surfin à 96 %), auquel sont ajoutés de l’eau, des épices et des baies de genièvre.
Ce sont ces dernières qui apportent toute sa typicité à la boisson. Il existe différents types de gins, dont le London dry gin, qui atteint environ 70° à la distillation. « L’alcool est ensuite réduit progressivement avec de l’eau, développe Anne-Hélène, et doit faire 37,5° minimum. » Il a la particularité d’être un produit brut et sec, composé uniquement d’ingrédients naturels, dans lequel aucun ajout de sucre, d’arômes artificiels et de colorants n’est autorisé. « C’est assez technique, car il n’y a aucune marge de manoeuvre », ajoute l’ancienne oenologue. À la différence, le distilled gin est un gin distillé dans lequel ont macéré des ingrédients avant ou pendant la redistillation. Ils peuvent aussi être infusés, à la manière du thé, dans une poche de coton disposée dans l’alambic, que dévoile Anne-Hélène. Elle précise : « Les gins infusés
n’ont pas forcément bénéficié d’une distillation. C’est un alcool dans lequel on fait infuser, qu’on sort et qu’on embouteille. C’est ce qui explique une différence de prix : le gin non distillé nécessite moins d’intervention. »
L’ALAMBIC, INSTRUMENT DE DISTILLATION
C’est dans les alambics charentais en cuivre – paraît-il – que l’on fait les meilleurs gins. Celui dans lequel sont distillés les spiritueux du Grand Nez est situé dans un local du Gers. D’une contenance de dix litres, ce gros appareil est manipulé d’une main de maître par Anne-Hélène, qui transforme tout ce qu’elle touche en or. La fondatrice nous montre son fonctionnement par le biais du petit alambic, installé au sein d’Agrinove, qui fait office de testeur. L’alcool est donc chauffé sur un foyer, puis transformé en vapeur à travers le serpentin, le tube dans lequel les vapeurs se condensent au contact de l’eau froide. Elles reviennent progressivement à l’état liquide et se retransforment en alcool. La distillation est un processus long : 17 heures environ, avant que l’on puisse mettre l’alcool en bouteille. Patience, donc !
UNE BOISSON CONVIVIALE ET DE PARTAGE
Pour ces deux épicuriens, amateurs de gastronomie et amoureux de spiritueux, le gin était comme une évidence. « C’est un produit avec lequel on peut tout faire, autant du point de vue de sa conception, de son élaboration que de sa consommation », partage Éric. Tous deux tenaient à rendre au gin ses lettres de noblesse. Le spiritueux a longtemps été boudé par les Français, bien qu’il soit extrêmement populaire dans le monde anglosaxon. Avec autour de 200 distilleries artisanales dans le pays et un marché en pleine expansion, il se relève doucement de ses multiples échecs et pointe fièrement le bout de son nez dans les bars, grâce notamment à la dynamique des cocktails.
DES CRÉATIONS ORIGINALES
Pour remettre au goût du jour cette boisson apparue au xviie siècle, et dépoussiérer cette image « d’alcool bas de gamme », Anne-Hélène et Éric misent sur des créations originales et aromatisées, avec une volonté de « pousser les jeunes à s’enivrer ». Et ils n’ont pas choisi le gin par hasard : il est l’un des spiritueux que l’on peut le plus facilement réinventer, « sous réserve d’une certaine base qui lui est propre, à laquelle on peut ajouter un peu ce qu’on veut, et notamment y faire exprimer des fruits, des épices », détaille Anne-Hélène. Car le nez, c’est elle ! Comme pour le vin dont elle sélectionnait le raisin et les parcelles, elle s’attelle désormais au choix des ingrédients. Parce que des vignes au gin, il n’y a qu’un pas, c’est dans
Les gins peuvent être également utilisés en cuisine. Côté salé, ils s’associent avec des produits de la mer, tandis qu’en pâtisserie, ils peuvent sublimer une tarte Tatin ou un baba à la truffe.
l’association des saveurs que la magie de l’ancienne oenologue s’exprime. Le gin, c’est avant tout une question d’équilibre. Pour cela, Anne-Hélène réalise différents dosages sur le petit alambic. « C’est un peu comme quand on cuisine chez soi, on a une base et on se demande ce que l’on veut mettre en avant », raconte-t-elle. Avec leurs créations originales, les deux entrepreneurs veulent casser les codes et sortir des sentiers battus. D’abord par l’esthétisme des flacons qui évoquent une bouteille de parfum, mais aussi par les associations de saveurs, tout en restant sur des goûts quotidiens et familiers, rassurants. Anne-Hélène ose le kiwi, encore jamais utilisé dans un gin jusque-là. Il apporte un côté acidulé à Attribut N°1, où il est associé à des agrumes, de la verveine citronnée et de la camomille : « On ne retrouve pas le goût du kiwi, mais il apporte de la sucrosité et de la rondeur en bouche. » Anne-Hélène et Éric avaient cette envie de renouer le lien entre les Français et le spiritueux. « La personne qui est novice en gin, ou qui en a une expérience négative, va se tourner dans un premier temps vers Attribut N°1. C’est une porte d’entrée », pose Éric. Attribut N°2, lui, a été conçu pour un public de connaisseurs ou d’amateurs de whisky et de rhum, poursuit-il. C’est un produit plus épicé, complexe, et aussi plus long en bouche, à base de pommes et de poires compotées, d’agrumes, de gingembre et de racine d’iris. »
LA FORCE AGRICOLE DU TERROIR
Après une multitude de tests, des ajustements sur la durée de macération et les quantités d’ingrédients, les deux créateurs ont trouvé la recette pour un gin haut de gamme. Mais, pour obtenir une telle qualité, il faut des
ingrédients d’exception. Les deux entrepreneurs prennent conscience de la force du Lot-et-Garonne : l’agriculture. « Les agriculteurs sont toujours ouverts pour développer de nouvelles cultures et être dans une démarche environnementale la plus propre possible à notre échelle. » Tous les produits utilisés par la distillerie sont ainsi issus de l’agriculture biologique, non pas « pour le marketing, mais comme un vrai engagement ». Anne-Hélène et Éric défendent les mêmes valeurs, celles de l’économie sociale et locale. Ils nous parlent longuement des producteurs qu’ils ont rencontrés plusieurs fois et avec qui ils ont tissé des liens. Ils s’inscrivent surtout dans une démarche équitable, avec l’envie de valoriser le travail des producteurs : « Leur prix, c’est notre prix, il n’y a pas de négociation là-dessus. » C’est ce qui les rend fiers, Anne-Hélène et Éric : savoir que leurs gins mettent en avant des petits producteurs locaux. Et c’est là aussi toute la différence : à la distillerie du Grand Nez, on fait les choses avec coeur et passion. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquels leurs gins sont vendus dans des épiceries fines et chez des cavistes, et non en grandes surfaces : « On veut être au plus proche des producteurs. » Les deux fondateurs sélectionnent avec soin des produits locaux et issus au maximum de circuits courts : les kiwis sont cultivés à Tonneins, à une trentaine de kilomètres de Nérac, et les pommes et poires sont récoltées par deux producteurs en biodynamique dans le Lot.
Pour chacun de leurs gins, AnneHélène et Éric travaillent avec des fruits frais et de saison. C’est pourquoi ils doivent être attentifs au planning de production. « La dernière distillation d’Attribut N°1 a été faite fin avril », détaille Anne-Hélène, qui se dirige vers l’énorme cuve de 490 litres de sa première création. « C’était la fin de la saison des oranges, des citrons et des kiwis. Nous sommes obligés de faire un stock pour couvrir les ventes estimées jusqu’au retour de la culture des kiwis, qui sont ramassés en septembre. » Cela demande donc de l’anticipation, puisqu’il faut compter trois mois, de la distillation à la mise en bouteille, dernière étape avant la commercialisation. Anne-Hélène et Éric poussent les portes de leur atelier, situé derrière le local, pour nous faire découvrir leur « embouteilleuse moderne », comme ils l’appellent ; car à la distillerie du Grand Nez, tout est artisanal ! Presque 6 000 bouteilles, tous produits confondus, ont déjà été vendues, un beau démarrage pour les deux complices, qui concluent :
« Ce sont des métiers de passion, pas de fortune. » Et ils ne vont pas s’arrêter en si bon chemin. Toujours plus ambitieux, créatifs et débordants d’idées, ils sont en pleine préparation d’Attribut N°3, et même de nouveaux produits. On a (déjà) hâte de goûter !
« L’objectif, c’est de créer et concevoir les produits de A à Z, de la sélection des ingrédients, des producteurs jusqu’à l’expédition. »