Les dessous du terroir
Jurançon, le souffle des Pyrénées
« Un prince enflammé » : ainsi Colette désigne-t-elle, dans Prisons et paradis, le fameux liquoreux né sur les pentes du Piémont pyrénéen. Car si Jurançon produit de plus en plus de vins secs, c’est d’abord le royaume des vins moel- leux issus de petit manseng : des nectars capables de marier avec brio complexité aromatique et fraîcheur intrinsèque. Le terroir de l’AOP est en effet taillé sur mesure pour pousser vers la surmaturité ces raisins à l’acidité précieuse. Premier atout de Jurançon : le foehn, ce vent du sud chaud et sec qui souffle en automne et provoque le passerillage des baies. L’importante pluviométrie annuelle (1) assure par ailleurs aux mansengs une alimentation en eau et une maturation régulières. La morphologie du paysage et le caractère des sols complètent le tableau.
CIRQUES DE VIGNES
Dans la partie nord-est de l’aire, les sols sont issus de poudingue calcaire, un conglomérat à galets, entrecoupé de lits argileux. Gravette et galets siliceux recouvrent ponctuellement les sommets. Les pentes fortes et les cirques modelés dans la roche génèrent des microclimats chauds très favorables à la surmaturité des raisins. « Ce sont ces épaisses assises à galets carbonatés qui arment les coteaux de Jurançon et dessinent les conques caractéristiques de l’AOP. Les vignes sont plantées sur les pentes des cirques ou sur les versants des reliefs nord-sud », décrit le géologue Jean Delfaud, professeur émérite à l’Université de Pau et expert Inao.
Au-delà des qualités de son sol issu d’une formation de gravettes siliceuses sur poudingue, riche en concrétions ferrugineuses, la particularité du célèbre vignoble de Joliette tient ainsi avant tout à sa forme de conque. « Un véritable four ! », estime Jean Delfaud. La densité de plantation, la qualité du matériel végétal et même l’inertie hygrothermique du chai sont d’autres points mis en avant pour expliquer la profondeur des vins de Joliette, dont la rareté et l’histoire mouvementée alimentent aussi la renommée.
Dans le secteur occidental de l’aire, les collines formées de molasses argilo-sableuses sont moins escarpées ; elles sont séparées par de larges vallons nord-sud. Les versants orientés à l’ouest sont plus raides et graveleux que ceux qui regardent l’est, souvent recouverts de colluvions. Nous sommes ici dans la zone la plus précoce de l’AOP. « Le foehn
s’engouffre dans les vallées ouvertes vers le sud, ce qui pourrait en partie expliquer cette douceur », suggère Jean Delfaud. Le réseau hydrographique secondaire dessine des versants nord et sud. Les parcelles de ce secteur orientées au sud sont les plus précoces de l’appellation (2) ; et d’autant plus quand l’altitude est modérée, la position abritée des vents d’ouest, avec des sols argileux caillouteux capables de garantir une alimentation hydrique équilibrée.
La partie sud du territoire est la plus tardive car la plus froide et humide. Les sols sont issus de flysch, une roche sédimentaire constituée d’une alternance de bancs durs gréseux ou calcaires et de bancs tendres sableux ou argileux. Des bancs rocheux ayant résisté à l’érosion suivent une ligne est-ouest : ils façonnent des versants exposés au sud soumis à un ensoleillement fort capable de compenser l’air froid des Pyrénées toutes proches.
UNE RESSOURCE PRÉCIEUSE
Si l’AOP offre un terroir idéal pour élaborer de grands vins moelleux, elle cache aussi des terroirs à blanc sec très intéressants : des parcelles plus fraîches, autrefois
mal-aimées car elles se montraient incapables de donner des raisins suffisamment mûrs. Mais le réchauffement climatique et l’évolution des pratiques viticoles conduisant à l’élaboration de vins toujours plus riches et moins vifs, ces zones plus froides constituent désormais une ressource précieuse. De même que les cépages secondaires oubliés, qui permettent d’obtenir des équilibres en alcool moins élevés.
Cet intérêt pour les secteurs tardifs s’est affirmé assez récemment. Il y a encore vingt ans, les parcelles les plus solaires étaient les plus recherchées ; les vignerons cherchaient avant tout à mettre en avant la complexité et la puissance du manseng dans un vin moelleux. Aujourd’hui, pour proposer des vins moelleux plus aériens, ou pour construire des vins secs aboutis et équilibrés, ils s’appuient sur ces zones où la tonicité des raisins mûrs est davantage préservée.
Les vignerons souhaitent donner ses lettres de noblesse aux vins secs de Jurançon, plus récents dans la vie de l’appellation. Ils réfléchissent notamment à la distinction de cuvées qui suivraient un cahier des charges plus exigeant, à
Pour des vins moelleux aériens et des secs aboutis et équilibrés
définir collectivement. « Des vins identitaires », souligne Jean-Marc Grussaute (Camin Larredya).
RENAISSANCE DU TERROIR CALCAIRE
C’est dans la perspective de valoriser les identités diverses du terroir que Jean-Marc Grussaute a redonné vie au vignoble de la Côte blanche en 2013 (3). Cette barre calcaire, située dans le secteur sud, s’étage entre 260 et 300 m d’altitude. « Il s’agissait d’explorer une autre latitude, une autre géologie, une autre expression dans les vins, résume le vigneron. Sur la Côte blanche (Lasseube), le petit manseng a moins de sucre qu’au domaine (Jurançon), à maturité physiologique égale. » Le vin se révèle à la fois dense, délicat et long.
Les pentes fortes, tournées vers le sud et le sud-est, sont à la fois soumises à un ensoleillement fort et à l’air froid des Pyrénées. « Côté sous-sol, on observe une alternance de bancs verticaux marneux et calcaires, d’où plusieurs bandes de sols parallèles aux courbes de niveau. La présence d’éboulis calcaires favorise le drainage naturel », décrit l’expert Inao Bertrand Fasentieux, ingénieur d’étude en Géosciences à l’Université de Pau.
Les charmes de la cuesta calcaire de Lasseube et le défi d’y faire du vin ont aussi séduit la vigneronne Irène Guilhendou (domaine Latapy), qui a commencé à planter la pente vertigineuse de Broc et Labau en 2018. Au programme : 1,5 hectare de mansengs et gros courbu, mais aussi du cabernet franc. Rendez-vous en 2025 pour les premiers jus, comme indiqué par le nom du projet participatif, Latapy : Objectif 2025.
L’EXPLORATION DES TERROIRS
Dans le quartier Ucha de Monein, Franck Lihour (domaine Castéra) a d’abord misé pour ses vins secs sur Tauzy. Cette parcelle donnait toujours à son père les vins moelleux les moins concentrés et les plus fins de la gamme. « Elle est exposée au nord-est en haut et à l’est en bas. La vigne n’y reste pas ensoleillée aussi tard qu’à Caubeigt, une pente bien plus solaire dédiée au moelleux, dans laquelle le petit manseng est trop exubérant pour donner un vin sec équilibré », relève-t-il. À Tauzy, le profil aromatique est moins exotique, davantage sur les agrumes ; le vin est tendu et salin.
Quand Maxime et Lucie Salharang (Clos Larrouyat) récoltent leurs premiers raisins sur les hauteurs de Gan en 2014, le caractère froid de leur terroir s’affirme et bouscule les jeunes vignerons. « En 2020, notre petit manseng était à 13,5° d’alcool potentiel… Ailleurs, il atteignait parfois 19° ! Chez nous, le petit manseng ne dépasse pas 15° », précisent-ils. Issus des argiles bariolées à cailloux calcaires et ophites du Trias, les sols du domaine sont froids. De surcroît, les parcelles sont hautes (320 à 340 m), ventées, majoritairement exposées à l’est et bordées de bois. Maxime capte d’autant mieux la salinité des vins qu’il est très précis dans la sélection et l’assemblage des jus. Le caractère tardif du terroir de Larrouyat se ressent aussi dans le vin moelleux Phoenix, dont les 50 grammes de sucres résiduels sont emportés par une vague de fraîcheur.
La large palette de sols et d’expositions permet de construire l’équilibre des vins
À Jurançon, l’exploration des terroirs peut continuer. « Des centaines d’hectares classés non plantés sont adaptés à la production d’excellents vins secs. Il s’agit par exemple de parcelles exposées au nord et peu pentues ou de plateaux soumis au vent, indique Luc Blotin, ingénieur délimitation et protection des terroirs à l’Inao de Pau. Ces parcelles ont été jugées intéressantes car leur situation globale est favorable malgré leur caractère froid. Grâce à la présence de galets, par exemple, qui réchauffent le sol et favorisent le drainage. »
DES VENDANGES BIEN ESPACÉES
La large palette de sols et d’expositions de l’AOP Jurançon permet aux vignerons de construire l’équilibre de leurs vins, comme l’expose Jean-Marc Grussaute : « La parcelle Castagnère exposée au sud-est constitue ma réserve de fraîcheur, indispensable dans l’équilibre de mes vins secs. Elle compense le réchauffement climatique… ». Le vigneron de Camin Larredya se sert des raisins du bas de la parcelle, plus vifs, pour tendre sa cuvée La Part Davant, alors que les raisins issus de la partie haute, plus mûrs, vont dans La Virada, au profil plus épicé. « Quoi qu’il en soit, la maturité des baies doit être aboutie car les raisins doivent à la fois préserver leur acidité et présenter de beaux amers mûrs et arrondis », souligne-t-il.
Si Henri Ramonteu (domaine Cauhapé) est prêt à attendre janvier pour ramasser ses derniers petits mansengs destinés au vin le plus liquoreux de sa gamme, il se passionne aussi pour les vins secs qui représentent aujourd’hui 75 % de sa production, contre 25 % il y a vingt-cinq ans. « Notre terroir est capable de nous donner de grands vins blancs secs très originaux. Et la variété de nos cépages locaux est une force. Il s’agit néanmoins de dompter le petit manseng qui est un véritable pur-sang ! », insiste-t-il.
Le vigneron de Monein multiplie donc les dates de vendange pour obtenir diverses expressions du cépage. Deux mois s’écoulent entre la récolte des raisins destinés aux deux secs les plus extrêmes de la gamme (entre le 1er septembre et le 1er novembre en 2020). En outre, il valorise les expositions à l’est et au nord-est, et des secteurs plus proches des montagnes. Ainsi, les trois parcelles de Laüt exposées au nord-est donnent le vin Canopée : « Un petit manseng très mûr mais équilibré, vendangé fin novembre ». Et le vin Quatre Temps rassemble des mansengs issus d’une parcelle fraîche de Lasseube et d’une parcelle de Lahourcade exposée à l’est.
EXPÉRIMENTER D’AUTRES VOIES
La richesse du terroir de Jurançon inspire aussi hors du cadre de l’appellation. Au-delà de ses vins d’AOP, Antoine Arraou (château Lafitte) construit une identité originale en explorant toujours plus en profondeur son terroir, mais aussi en s’inspirant d’autres régions. Il élabore par exemple un vin pétillant de gros manseng, marqué par sa finesse. Le vigneron expérimente aussi d’autres voies pour élaborer un vin moelleux sans soufre : il a ainsi installé une solera dans le chai et des bonbonnes de verre, exposées au soleil et aux variations de températures, dans la cour du château.
L’histoire continue à s’écrire en Jurançonnais, les Pyrénées en toile de fond.
(1) Près de 1 200 mm par an. (2) Les raisins de Monein ont une semaine d’avance sur Jurançon et presque deux sur Lasseube. (3) 1,5 hectare a été planté entre 2013 et 2017, avec 90 % de petit manseng, 5 % de lauzet et 5 % de camaralet. (4) Le caractère froid est exacerbé par la pente, une parcelle pentue qui regarde le nord est donc a priori exclue de l’aire classée.
La richesse du terroir de Jurançon inspire aussi hors du cadre de l’appellation