Du XIXe siècle aux années 1970 : une influence française très marquée
Si l’on excepte le vignoble andalou de Jerez et le cas unique de Vega Sicilia, la Rioja domine largement l’histoire viticole espagnole jusque dans les années 1980. Depuis les années 1870, l’importance des bodegas historiques groupées autour de la gare de Haro ne s’est pas démentie. Leurs grandes cuvées, modelées par le rayonnement des vins français du XIXe siècle, ont survécu à la terrible industrialisation qui a affecté les vins espagnols dans les années 1970. À la fois héraldiques et modernistes (dans le sens de l’Art Nouveau), leurs étiquettes en sont des témoignages vibrants ; celle du Castillo Ygay est un chef-d’oeuvre. Leur prestige demeure à ce jour et sort même renforcé par l’affirmation d’un classicisme qui vient en contrepoint endurant aux différents “progressismes” qui se sont parfois essoufflés. L’influence française, prépondérante, court de ces pionniers jusqu’à la création du Marqués de Cáceres à l’aube des années 1970, qui introduit par le truchement d’Émile Peynaud l’approche bordelaise contemporaine. On retrouve ce fil conducteur bordelais en Catalogne, où le cabernet-sauvignon de la maison Torres ouvrira lui aussi la porte de la modernité, l’ouverture au monde qui accompagne le changement politique et la Movida culturelle.
BODEGAS LÓPEZ DE HEREDIA
Cette bodega demeurée familiale depuis sa fondation en 1877 suscite depuis quelques années un engouement planétaire du fait même du caractère anachronique de ses vins, sanctuarisés contre vents et marées. La visite des chais, inoubliable, illustre ce que dit Pierre Casamayor des riojas traditionnels : « Ils sont faits comme les bordeaux d’autrefois… ». Tondonia et Bosconia sont les deux étiquettes principales, déclinées en Reserva et Gran Reserva. Contrairement à d’autres cuvées historiques de la Rioja, elles correspondent à des vignobles parfaitement circonscrits, propriétés de la maison. De vrais vins de terroir avant que le concept ne connaisse un succès planétaire ! Nous avons toujours eu un faible pour Bosconia, production beaucoup plus réduite que Tondonia, et dont la bouteille bourguignonne était censée indiquer le caractère plus charpenté. 1947 (97/100, 750 €) est un grand millésime, dégusté plusieurs fois avec une constance remarquable. Encore rubis, la teinte ne trahit aucune usure. Le nez est une déclinaison de cuirs, de sous-bois, d’encens… L’aération amène des notes de venaison marquées ; on retrouve une matrice de cerise confite, légèrement lactée, caractéristique des riojas, d’où se détache une pointe mentholée d’une grande fraîcheur. La matière est encore riche, dotée, avec des tanins saillants mais ordonnés, une saveur vivifiée par une puissante acidité, d’une jeunesse étonnante. Présence, austérité et tenue : ce brillant septuagénaire est l’égal d’un grand barolo ou d’un grand corton.
BODEGAS LÓPEZ DE HEREDIA
Produits en quantité bien plus limitée que les rouges, ces blancs fondés sur le cépage viura (macabeu) et très longuement élevés atteignent des sommets d’expression, d’élégance et de persistance, dans un style qui brouille la ligne de partage entre oxydation et réduction. Le millésime 1994 (96/100, 90 €) affiche une robe toujours relativement pâle malgré la longueur de l’élevage. Le nez suggère tour à tour le miel, la cave humide, le vieux meuble ciré, la sacristie… On ne peut qu’être frappé par la grande complexité du message aromatique, dont la saveur exacerbe encore la portée. Mais il n’y a pas de gras en bouche ! Le vin est tout en tension, en ressort, en extrait sec… L’ensemble possède une grâce, une assurance très particulière, une esthétique assumée, épurée, qui défie le temps. En remontant de vingt ans, le 1973 ne paraît pas plus vieux, la fraîcheur semble encore accrue, ainsi que le caractère réducteur, introspectif, minéral, qui a le suprême bon goût de ne pas exclure le plaisir.
CVNE
La Compañía Vinícola del Norte de España, fondée en 1879, est devenue sous l’acronyme CVNE un des noms les plus emblématiques du vin espagnol. Depuis sa création, la cuvée Imperial est élevée dans le chai construit entre 1890 et 1909 par Gustave Eiffel, témoignage à la fois de liens forts avec la France et du désir de modernité qui animaient les acteurs principaux de l’âge d’or de la Rioja. Les millésimes anciens bénéficiaient d’élevages beaucoup plus longs que les actuels. Si Imperial est historiquement fondée sur des raisins de la Rioja Alta, l’autre cuvée phare, Viña Real, s’appuie sur les raisins de la Rioja Alavesa, zone plus fraîche et atlantique. La capacité de vieillissement de l’Imperial est admirable, comme en témoigne le 1957 (93/100, 250 €), qui n’est pas l’un des millésimes les plus réputés. La robe dépouillée offre des reflets corail et brun. En revanche, le nez est encore très riche, suggérant confitures et même fruits frais, nimbés d’une tonalité lactique caractéristique, très pinotant finalement ! Tenue, et même aplomb : la bouche est un exemple parfait de la finesse endurante des vieux riojas.
LA RIOJA ALTA
La Rioja Alta est l’une des bodegas les plus connues et les plus traditionnelles de la Rioja, encore aujourd’hui propriété des descendants des familles qui fondèrent l’entreprise en 1890. Son style flamboyant, aromatique, en même temps que fin et distingué, est demeuré remarquablement stable et reconnaissable au fil des décennies. 90 % de tempranillo complétés par 10 % de graciano, quatre ans d’élevage en fûts de chêne américain fabriqués sur place : 904 est une des deux cuvées de Gran Reserva (la cuvée 890, moins régulière, est élevée plus longtemps encore). Son nom vient tout simplement du premier millésime où elle fut produite, 1904, l’âge d’or de la Rioja ! Vanille, épices douces, confiture de lait, cèdre, bourbon… Le nez avoue sans détour son élevage en fûts de chêne américain ; l’ensemble exprime néanmoins un fumet particulièrement complexe, profond, patiné, harmonisé. Ce caractère est repris en bouche par une matière puissante, vigoureuse, moins évoluée que ce à quoi le nez nous préparait. Une version particulièrement réussie grâce à la qualité du millésime 2010 (94/100, 45 €), frais et vibrant. Vitalité, originalité, caractère !
BODEGAS VEGA SICILIA
C’est le seul cru dont l’aura mystérieuse avait avant la Movida dépassé les frontières d’Espagne. Déjà, Raymond Dumay écrivait en 1976 : « On ne sait pas qui boit Vega Sicilia ni où, mais on sait qu’il est payé cher, en moyenne dix fois plus que les vieux riojas qui suivent dans la hiérarchie ». L’auteur de
La Mort du vin affirmait l’origine cistercienne de Vega Sicilia, liant directement l’invention du domaine à la Reconquista. Son histoire moderne débute en 1864, lorsque sont implantés des cépages bordelais. Elle se précise en 1915 lorsque sont créées les deux cuvées emblématiques du domaine, Unico et Valbuena. Jusqu’au rachat par la famille Álvarez en 1982, Vega Sicilia demeure un vin ésotérique, que l’on se procure par l’entregent, le statut social, davantage que par les deniers. Avec leurs imperfections mais aussi avec un génie incontestable, original, certains millésimes de cet assemblage dominé par le tempranillo et longuement élevé en barriques nous ont donné le grand frisson : 1968, 1970, 1974, 1981, 1983… Millésime au coeur de l’activité de Mariano García, oenologue capital, responsable des vins de ce qui apparaît comme l’âge d’or du domaine, le 1987 (98/100, 400 €) s’annonce par une robe rubis dépouillée mais encore dense, un grand nez automnal porté par l’acidité volatile, mille nuances d’épices, lactiques, de bourbon – le bois américain a laissé sa marque –, mais aussi une intensité fruitée irrépressible. Matière très présente, longue, ample… vraiment unique ; elle a la finesse des riojas “à l’ancienne”, avec une tout autre puissance de feu.
MARQUÉS DE MURRIETA
Fondé au mitan du XIXe siècle,
Les coordonnées des producteurs sur larvf.com
AVRIL 2021 -
Marqués de Murrieta est un des quelques noms de la Rioja dont l’histoire résonne sur trois siècles différents. Issu d’un vaste vignoble de 300 hectares, le rouge Castillo Ygay Rioja Gran Reserva Especial a laissé des millésimes qui sont des repères pour les amateurs de riojas traditionnels (1925, 1968). Les millésimes les plus récents de cette bouteille à l’étiquette inimitable s’infléchissent vers une légère modernisation de ce classicisme. L’électrochoc est venu d’une direction moins attendue, d’une cuvée ressuscitée, créée en 1919 et abandonnée depuis les années 1960. Ce blanc 1986 (99/100, 500 €), sorti plus de trente ans après sa naissance, après vingt-et-un ans passés en barriques, possède une magie particulière. Jaune citrin, il distille à foison de magnifiques nuances d’évolution longue, avec une réduction tendant vers le mousseron, le zeste d’agrume et le minéral qui évoque les plus grands chablis, une acidité tranchante, beaucoup de fruit, énormément de fond, encore davantage de rigueur et paradoxalement tout autant de
plaisir… À un moment où l’Espagne viticole cherche de nouvelles directions, ce vin est un rappel magistral de l’histoire de la région viticole la plus traditionnelle interprétée par un de ses producteurs historiques. Inoubliable !
RECAREDO
Fondée en 1924, la maison Recaredo jouit d’un statut particulier parmi les bodegas historiques du Penedès, patrie du cava, dont l’essor est contemporain de celui de la Rioja. Signe des temps, avec d’autres producteurs réputés, Recaredo a quitté la dénomination d’origine Cava, au cahier des charges jugé beaucoup trop laxiste, pour revendiquer ses effervescents sous l’étiquette Corpinnat. Créée en 1962, la Reserva Particular représente le socle traditionnel de la maison, témoignant d’une volonté d’élevage long, novatrice dans les années 1960. Assemblage de xarello (40 %) et de macabeu (60 %), le millésime 2008 (94 /100, 60 €), reflets argentés et bulle très fine, offre une présentation d’une élégance remarquable. L’expression aromatique, riche, anisée, méditerranéenne, situe le vin dans son espace géographique ; les intenses notes biscuitées et levurées lui confèrent beaucoup de profondeur. On retrouve cette puissance de goût et cette distinction en bouche, fines notes grillées, moka et praliné… très belle bulle crémeuse et policée.
GRAMONA
Autre bodega familiale historique du cava, fondée en 1884, Gramona a, comme Recaredo, quitté la dénomination pour s’exprimer au sein du “club” Corpinnat. La maison a fait le choix précoce d’élevages prolongés (cuvées II et III Lustros). Avec 158 mois sur lattes, Celler Batlle, cuvée créée en 1968, pousse le concept encore plus avant. Le millésime 2005 (89/100, 60 €) affiche un style marqué, une évolution aromatique tertiaire, tendant vers la complexité automnale : feuilles mortes, cave humide, nougat, notes d’écorce (vieillissement sous liège). La matière est riche, terrienne, avec une amertume soutenue et un dosage perceptible (la liqueur d’expédition est issue d’une solera maison, centenaire). Le style idiosyncratique de ce vin de grand caractère s’avère plus difficile à comprendre et apprécier, de l’extérieur, que les vins de Recaredo.
Le paradigme du vigneron remplace celui de la bodega, celui-là s’affranchissant de celle-ci pour créer sa propre trace (Mariano García, le précurseur, quittant Vega Sicilia, puis Álvaro Palacios et Telmo Rodríguez quittant les bodegas familiales pour devenir eux-mêmes, Benjamín Romeo quittant Artadi, Peter Sisseck quittant Hacienda Monasterio…).
PESQUERA
Pas de xérès dans notre panorama, absents comme les autres grands “vins de méditation” espagnols, mutés ou non. Le pays peut s’enorgueillir pourtant de vins de dessert dont le renom est bien plus ancien que celui de ses vins de table : vins d’Alicante, de Malaga, de Montilla, de Catalogne… Ce sont sans doute eux les plus grands vins d’Espagne ! Mais ils n’ont pas eu la chance d’accompagner le renouveau économique, le désir de modernité qui traverse par à-coups l’Espagne depuis 150 ans… Ils s’inscrivent dans des cycles plus longs. Nous sommes persuadés que leur heure viendra. Qui a goûté un grand oloroso sec, la rarissime tintilla de Rota, un véritable fondillón d’Alicante, un rancio centenaire du Priorat (le priorat d’avant le priorat…) ne l’oubliera jamais ! P. Ci
CLOS MOGADOR
René et Isabelle Barbier s’installent au Clos Mogador en 1979. Avec Álvaro Palacios, José-Luis Pérez (Clos Martinet), Carlos Pastrana (Clos de l’Obac) et Daphne Glorian (Clos Erasmus), ils font partie des pionniers dont le premier millésime commun, fondateur, 1989, marquera la renaissance tant commentée, tant admirée, du Priorat. Le terroir classique de schiste ardoisier du Clos Mogador est exploité de façon attentive par une famille attachée au respect de son environnement. Fondé sur le grenache et le carignan, le vin inclut aussi syrah et cabernet-sauvignon dans son assemblage. Le millésime 2015 (93/100, 75 €) se montre d’emblée très expressif, balsamique et résineux, très maquis : ciste, myrte, menthol… fumé aussi, épicé, avec des notes de viande fraîche, un panache mis en relief par l’acidité volatile. La matière est sonore, pleine, puissante, portée par des tanins virils et un alcool généreux. Fidèle à l’identité sauvage du Priorat, le vin regorge de caractère, sans accuser rudesse ni lourdeur. Et il vieillit très bien, comme en attestent les millésimes des années 1990 encore délicieux aujourd’hui. Sa continuité stylistique en fait le plus emblématique des priorats.