Les années 1980 et 1990 : l’éveil à la modernité et les ambitions mondiales
Avec et surtout après la Movida (début des années 1980), en léger décalage avec elle, la modernité déboule dans l’arène : des vins plus denses, foncés, extraits, prêts à en découdre non seulement avec les éternels modèles français, mais avec le monde entier. Voici la “alta expresión”, avatar du “goût Parker”. Le terme apparaît, dit-on, avec le Barón de Chirel de la bodega historique Marqués de Riscal, millésime 1986. Le parallèle est criant avec les vins de garage de Saint-Émilion : extraits, méticuleusement boisés, très chers… Au-delà de la Rioja, des ambitions régionales se font jour ; la Ribera del Duero et le Priorat, enfant chéri du boom économique catalan, sont les nouveaux terrains du désir où explose le prix de quelques cuvées. Certains de ces vins ont réussi à passer l’exubérance de l’adolescence, à faire oublier ses excès, pour accéder au statut enviable de référence pérenne.
Ce n’est pas que le goût qui change, c’est aussi le contexte dans lequel le vin est conçu.
Dans la Rioja, le modèle du château bordelais (Remelluri, Contino) a déjà émergé à côté de celui des grandes bodegas acheteuses de raisin. Des projets architecturaux comme ceux de Marqués de Riscal, d’Enate dans le Somontano marquent l’époque et son ambition nouvelle. Moins chargées, plus directives, parfois quasiment suprématistes (Pingus), les nouvelles étiquettes font écho à l’envie de se mesurer à la Californie. Parallèlement, on assiste à l’apparition du concept, très français, de vigneron auteur.
Avec Pesquera, l’histoire semble s’accélérer. Ce domaine clé de l’affirmation internationale du vin espagnol est créé par Alejandro Fernández et Esperanza Rivera au début des années 1970 ; le premier Pesquera commercialisé sera le millésime 1975. 1982 voit la création de la cuvée Janus, qui enthousiasmera Robert Parker et, par son truchement, attirera les regards du monde du vin sur la Ribera del Duero de façon beaucoup plus large que le confidentiel et fantasque Vega Sicilia. On retrouve dans les millésimes des années 2000 le style démonstratif et vigoureux qui avait marqué les dégustateurs des décennies précédentes, mais avec peutêtre davantage de subtilité dans l’élevage. L’âge de raison ? Convaincant, le 2008 (91/100, 60 €) affiche toujours, après quelques années, une grande densité, des notes empyreumatiques puissantes qui irriguent un fruit noir profond, une force tannique et alcoolique bien cadrée par un élevage qui reste en retrait du fruit. La saveur pimentée et poivrée prend, dans ce millésime plus frais, des tonalités presque atlantiques.
HEREDEROS DEL MARQUÉS DE RISCAL
Bodega pionnière, d’emblée tournée vers le modèle bordelais,
Marqués de Riscal voit le jour en 1858. Le cabernetsauvignon constituait encore le fondement du vin le plus célèbre de Riscal durant la première moitié du XXe siècle : la Cuvée Médoc. Créée en 1986, la cuvée Barón de Chirel renoue avec cette histoire, dans son ambition internationale comme dans son recours au grand cépage médocain (on compte près de 20 % de cabernet-sauvignon dans l’assemblage). Ce propos, cet élan, trouvent un écho vingt ans plus tard dans le geste architectural déconstructiviste de Frank Gehry : l’hôtel Marqués de Riscal. Cuvée premium et métal froissé convergent dans l’affirmation du goût que partage l’Espagne avec le Nouveau Monde viticole pour une certaine postmodernité. Revenons au vin. Le Barón de Chirel 1996 (92/100, 80 €), malgré une bordure brunissante, montre une robe encore intense, au centre très sombre, sang caillé. Le boisé lactique est toujours aux avant-postes, amalgamé à un fruit confituré, très épicé et chocolaté, girofle, camphre, goudron… Le vin retrouve dans l’âge mûr la tenue, l’allonge et la sveltesse d’un rioja classique, même si les tanins sollicités marquent une certaine sévérité.