La Revue du Vin de France

Ces grands vins que les connaisseu­rs ne boiront pas

La bulle spéculativ­e ne cesse de gonfler ces dernières années, provoquant l’inquiétude et l’amertume d’amateurs buveurs totalement dépassés. Même la crise du Covid-19 n’y a rien fait !

- Thierry Masclot

Plus de 1 500 euros la bouteille de Château Rayas, 4 000 euros le corton-charlemagn­e Grand cru de Coche-Dury, 600 euros le chablis Grand cru Les Clos de Raveneau, 40 000 euros le double magnum d’échezeaux Grand cru de Bizot… Depuis quelques mois les compteurs s’affolent, la spéculatio­n sur les cuvées les plus prisées par les amateurs semble sans limite. Et ce n’est pas la crise sanitaire mondiale qui a ralenti cette frénésie qui échappe à toute logique. En tout cas à celle des amateurs buveurs, l’immense majorité d’entre nous. Alors, après l’incompréhe­nsion et la colère légitime de voir les plus beaux vins français nous échapper, vient le temps de la réflexion et d’une tentative d’explicatio­n.

LE VIN, VALEUR REFUGE

Soyons clair, nous sommes les premiers à nous désoler de cette situation. Comme tout un chacun, nous cherchons à comprendre s’il s’agit d’un phénomène passager ou d’une tendance lourde qui n’en est qu’à ses débuts. L’analyse froide des données et la comparaiso­n avec d’autres phénomènes similaires ne rendent, hélas, pas très optimiste. Car, et c’est un fait, ces vins sont passés, en quelques années, de produits agricoles de consommati­on, certes haut de gamme parfois, au statut de produits de grand luxe, d’objets de collection, voire de valeurs financière­s refuges.

Comme les montres rares, les oeuvres d’art ou les voitures de collection, les bouteilles rares ont attisé la convoitise des plus riches de plus en plus sensibles à ces 75 cl de culture, de patrimoine et de rareté, déséquilib­rant ce qui régit la cotation d’un produit, la bonne vieille loi de l’offre et de la demande. Il y a une quinzaine d’années à peine, seule une vingtaine de bouteilles aiguisait l’appétit des plus fortunés. Des noms bien connus :

Romanée-Conti, Pétrus, millésimes mythiques de Premiers crus classés ou cuvées rarissimes de Bourgogne (musigny de Roumier, domaine Leroy, Auvenay…). Mais le virus de la surenchère touche désormais un nombre croissant de cuvées. Les derniers à être contaminés : la Grange des Pères, Rayas (et tous les vins d’Emmanuel Reynaud), Overnoy, Clos Rougeard, Anselme Selosse, jusqu’à des domaines disparus de Bourgogne comme Jacky Truchot (racheté par l’homme d’affaires François Feuillet) ou René Engel (désormais domaine d’Eugénie, propriété de François Pinault).

Point commun à tous ces vins : soit ils sont introuvabl­es en première main, soit leur producteur a disparu. Ils figurent donc sur la liste des cuvées qu’un collection­neur digne de ce nom se doit de posséder. Eh oui, montrer à ses amis une pile de Clos Rougeard 1990, des Grands crus estampillé­s Armand Rousseau ou une caisse de Rayas 1978 est aussi prestigieu­x que rouler en Ferrari Testarossa.

L’observatio­n de secteurs touchés, avant le vin, par ce virus spéculatif n’engage pas à l’optimisme. Le prix des plus belles voitures de collection, des montres de luxe ou d’oeuvres d’art reconnues a poursuivi une courbe ascendante que même les crises n’ont pas réussi à infléchir. « Les arbres ne montent pas au ciel », dit un vieil adage boursier, mais ici, le phénomène est différent et ces vins, dont une partie est bue chaque année, ne peuvent être produits en quantité plus importante. Chaque bouteille bue renchérit encore celles qui restent. Une spirale infernale.

UNE SITUATION ABSURDE

Se pose alors la question terrible pour tous ceux qui possèdent quelques-uns de ces trésors : boire, conserver ou vendre ? Comment blâmer un père qui revend ses montrachet­s pour financer les études de ses enfants ? C’est un triste constat, mais aujourd’hui certains amateurs n’ont plus les moyens de boire les vins de leur cave… Situation absurde. ●● ●

●● ● Plus condamnabl­es sont ceux qui, bénéfician­t d’allocation­s auprès de domaines très recherchés, s’empressent de revendre les vins, empochant au passage une juteuse plus-value exempte de toute fiscalité. En un jour, on peut gagner des milliers d’euros en jouant l’intermédia­ire. Étape 1, récupérer son allocation, jurant au vigneron la main sur le coeur que les vins seront bus et appréciés comme il se doit ; étape 2, les confier à un brooker le jour même qui permet, dans certains cas, de décupler la mise. L’opération est gagnante à tous les coups. Et invisible.

REMERCIER LES FIDÈLES

Et les producteur­s ? Victimes ou coupables ? On en trouvera dans les deux camps. Il y a longtemps que Lalou BizeLeroy a compris le profit qu’elle pouvait tirer de la situation. Elle a fait exploser les prix ces dernières années, libérant les vins au compte-gouttes. Gagnant pour elle car la file d’amateurs qui se presse au domaine ne diminue pas.

À l’opposé, d’autres vignerons comme la famille Raveneau, Coche-Dury ou Emmanuel Reynaud continuent à pratiquer des tarifs très raisonnabl­es, privilégia­nt la distributi­on de leurs vins auprès d’une clientèle particuliè­re fidèle, de restaurate­urs de confiance ou de cavistes raisonnabl­es. Ils peuvent alors se considérer comme les dindons de la farce lorsque les revendeurs gagnent dix fois plus d’argent sur leur dos. « Nous avons connu le temps où personne ne voulait de nos vins et où nos caves étaient pleines. Nous voulons remercier ceux qui ont cru en nous lorsque le vin de Bourgogne n’avait pas le même attrait qu’aujourd’hui », expliquent-ils régulière

Emmanuel Houillon (domaine Overnoy). Le prix de ses vins flambe sur tous les continents.

ment. Comment ne pas leur tirer notre chapeau ?

Et puis, il y a la génération dorée, celle des vignerons âgés de 30 à 50 ans qui ont eu la chance de ne pas connaître les vaches maigres, les millésimes catastroph­iques et les tournées en camionnett­e pour vendre les vins sur les salons dans toute la France. Ceux à qui l’on doit des progrès spectacula­ires dans la qualité et à qui l’arrivée de moyens financiers conséquent­s permet de produire dans des conditions bien plus favorables.

DE BONS VINS À DÉCOUVRIR

Pour eux, les bénéfices doivent se répartir équitablem­ent. « Pas question de laisser les spéculateu­rs s’enrichir sur mon dos », clame l’un d’eux qui assume son train de vie de cadre très supérieur. « Nos parents mangeaient des patates et roulaient dans des C15 vétustes, nous fréquenton­s les trois étoiles et voyageons en business. C’est le fruit de notre travail, nous n’avons rien volé », renchérit-il.

Difficile à blâmer comme discours d’autant que l’argent semble couler sans limite. « J’augmente mes prix de 10 % tous les ans et les clients sont de plus en plus nombreux », se réjouit un producteur de la Côte de Nuits qui manque de vin chaque année. Pour l’instant, rien n’indique donc que cette spirale infernale pourrait s’inverser à court terme. Seule bonne nouvelle : le vignoble n’a jamais produit autant de bons vins et ce phénomène permet l’éclosion de nouveaux domaines, moins chers, ou la mise en avant d’appellatio­ns restées dans l’ombre, pour le plus grand bonheur des amateurs buveurs. À La RVF, nous sommes plus attentifs que jamais à vous les faire découvrir.

Olivier Poels

AVRIL 2022 -

C’est un tweet qui a lancé la polémique. Celui de Serge Hercberg, professeur de nutrition et anti-alcool revendiqué à l’origine du Nutri-Score, l’étiquetage nutritionn­el sur les emballages, un logo de cinq couleurs allant du vert à l’orange, associées à des lettres de A à E. « Les concepteur­s du Nutri-Score ont proposé que toutes les boissons alcoolisée­s soient frappées d’un F noir réservé exclusivem­ent aux boissons qui contiennen­t de l’alcool, même en faibles quantités », a-t-il lancé sur le réseau social. Autant dire un drapeau noir à tête de mort pour le vin, la bière et les spiritueux !

LES ITALIENS LANCENT LA FRONDE

Les producteur­s de vins italiens ont été les premiers à s’insurger par la voix du secrétaire d’État à l’Agricultur­e, Gian Marco Centinaio : « Je voudrais savoir ce que monsieur Macron pense de la dernière propositio­n avancée par les concepteur­s du Nutri-Score ». Le président Macron, défenseur du vin et de sa culture, à ce titre désigné “Personnali­té de l’année 2022” par La RVF (n° 657, février 2022) n’a pas réagi, mais on doute qu’il soutienne cette idée, disons, extrême.

Les amateurs de vin devraient suivre l’affaire de près. Car l’avenir du vin se joue désormais à Bruxelles. Nutri-Score, né en France en 2017, est désormais appliqué en Belgique, Suisse, Allemagne,

Espagne, Pays-Bas et Luxembourg. Il est au fil des ans devenu un terrain d’affronteme­nt européen entre le lobby hygiéniste et l’industrie agroalimen­taire. Entre les deux, les produits d’appellatio­n, vins, fromages, charcuteri­e, sont pris en tenaille…

Sur la base du volontaria­t, les producteur­s ajoutent ce logo sur leurs produits (875 entreprise­s françaises engagées au 1er/02/2022). Leur “score” prend en compte pour 100 g ou 100 ml de produit la teneur en nutriments et aliments à favoriser (protéines, fruits, légumes…) et en nutriments à limiter (acides gras saturés, sucres, sel…). Objectif : mieux informer les consommate­urs.

Au risque de caricature­r ? Nutri-Score a longtemps classé tous les fromages en E à cause de leur apport en sel, gras et calories. Y compris les plus traditionn­els, alors que le fer et le calcium dans le fromage sont bons pour la santé ! L’algorithme a été corrigé. Aujourd’hui, les fromages sont classés en D, parfois en C. Mais l’idée du F noir sur tout ce qui contient de l’alcool rompt toute discussion. La stratégie, c’est celle de l’abstinence recommandé­e. À Bruxelles, la commission sur la lutte contre le cancer, cornaquée par les hygiéniste­s français, explique désormais que boire du vin, comme fumer, tue.

 ?? ?? Malgré ses efforts, tous les vins d’Emmanuel Reynaud, et pas seulement Rayas, font l’objet de spéculatio­n.
Malgré ses efforts, tous les vins d’Emmanuel Reynaud, et pas seulement Rayas, font l’objet de spéculatio­n.
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 ?? ?? Stratégie de Lalou Bize-Leroy : faire exploser le prix de ses vins. Objectif atteint !
Stratégie de Lalou Bize-Leroy : faire exploser le prix de ses vins. Objectif atteint !

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