La Revue du Vin de France

Les voyages de l'alambic

Au fil des millénaire­s, l’alambic s’est perfection­né et a traversé de nombreuses contrées pour élaborer cet esprit, cette essence des choses qu’alchimiste­s, moines et maîtres de chai cherchent à faire apparaître.

- Par Jérôme Baudouin

Il y a quelque chose qui s’apparente à une forme de quête de l’ineffable dans l’histoire de la distillati­on. À mi-chemin entre la captation de l’essence des choses, à l’image du parfum, et une poursuite vers l’immatérial­ité, cette “quinte-essence” qui nous submerge, le fameux Saint-Esprit. Comme si la technique allait permettre à Homo sapiens de tutoyer Dieu.

Aussi loin que l’on remonte, l’humanité a toujours cru bon de se tourner vers des psychotrop­es afin de changer d’état psychique et mieux dialoguer avec l’au-delà. Feuille de coca en Amérique du Sud, khat au MoyenOrien­t et dans la corne de l'Afrique, opium depuis la Perse jusqu’à l'Extrême-Orient, lait de jument fermenté en Mongolie, bière et vin, dès l’Antiquité, en Europe et autour de la Méditerran­ée… Mâchés, fumés, fermentés et bus, ces produits ont la faculté de pouvoir être élaborés avec des moyens rudimentai­res. La distillati­on apparaît comme une technique nettement plus complexe, et pour cause : il s’agit, en les passant dans l’alambic, de tirer l’essence des plantes ou des fruits. Avant de devenir des boissons alcoolisée­s, les produits distillés avaient pour principale ambition de soigner. Mais pour comprendre l’origine de la technique qui leur donne naissance, il faut remonter le temps de quelques siècles, voire de quelques millénaire­s, et arpenter différents continents pour en apprécier l’évolution.

DES ORIGINES OBSCURES

La fermentati­on est un processus naturel que l’homme a su progressiv­ement accompagne­r

pour en tirer, d’une part, le vin et la bière — ces deux boissons apparaisse­nt environ 7 000 ans avant notre ère — et, d’autre part, le fromage et le lait fermenté. Malheureus­ement, la distillati­on n’existe pas à l’état naturel. C’est un processus technique inventé et maîtrisé par l’homme, l’une des techniques les plus anciennes de la chimie.

L'origine de la distillati­on reste très incertaine. Des historiens situent ses débuts en Chine ou en Inde, plusieurs milliers d’années avant notre ère, ou encore au Moyen-Orient. Martin Levey, historien américain et spécialist­e de la Mésopotami­e, soutenait dès 1957 que la distillati­on était une technique connue dès le IVe millénaire en Mésopotami­e. Des restes d’alambics ont d’ailleurs été retrouvés dans cette région. Mais on pourrait plutôt les considérer comme des alambics primitifs, qui servaient à distiller des plantes aromatique­s et des huiles essentiell­es pour la médecine. Dans les années 1980, sur la rive droite de l’Indus, au Pakistan, des fouilles archéologi­ques sont organisées sur le site de Mohenjo

Daro. Parmi les vestiges mis à jour, les débris d’un alambic datant du troisième millénaire avant notre ère. D’autres alambics, également en terre cuite et de petite contenance, datés de la même période historique, seront découverts dans le sous-continent indien, en Chine et au Moyen-Orient.

HUILES, ONGUENTS ET POUDRES

Au fil des siècles, cette technologi­e va se répandre tout autour du bassin méditerran­éen depuis l’Asie. Elle sera adoptée notamment par les Égyptiens et les Grecs, puis par les Romains. Les plus grands esprits se pencheront sur cet outil remarquabl­e. Ainsi, parmi les écrits les plus importants qui nous soient parvenus, le traité de physique d’Aristote (384-322 av J.C.) est un précieux témoignage. Le philosophe grec observe par exemple que l’eau, lorsqu’elle est chauffée, se condense sur le couvercle du récipient.

« L'expérience nous a appris que l'eau de mer réduite en vapeur devient potable et le produit vaporisé, une fois condensé, ne reproduit pas l'eau de mer [...] Le vin et tous les liquides, une fois vaporisés, deviennent eau ». L'auteur de l'Éthique à Nicomaque et de la

Poétique est le premier à décrire la distillati­on de l’eau de mer.

À la même époque, certains semblent déjà se délecter à l’excès de boissons distillées. C’est le cas de Denys l’Ancien, le tyran grec de la colonie de Syracuse, mort en 367 avant notre ère, visiblemen­t d’un abus de boisson. Selon Timée de Tauroménio­n, ce grand buveur demandait un liquide obtenu par distillati­on. Un spiritueux au sens moderne où on l’entend aujourd’hui ? Historique­ment, cela paraît peu plausible - la distillati­on des alcools buvables ne sera maîtrisée que plusieurs siècles bien plus tard. Que pouvait bien boire Denys l’Ancien ?

S'il est difficile d'apporter une réponse à cette question, on sait que, tout au long de l'Antiquité, la distillati­on permettait d'élaborer des produits chimiques, comme le mercure ou l’essence de térébenthi­ne. Les minerais et les plantes aromatique­s étaient ainsi distillés pour élaborer des huiles, des onguents ou des poudres, comme le fameux khôl, qui veut dire “subtil” en arabe. Cette poudre d’antimoine, servait avant tout d’antiseptiq­ue médical. Au Moyen Âge, les Arabes, en maîtrisant la distillati­on du vin, appelèrent du même nom le liquide obtenu : “al khôl”.

Avant la naissance de l’ “alcool”, les alchimiste­s du début de notre ère ont joué un rôle majeur

Au Moyen Âge, les liquides obtenus par distillati­on sont d'abord utilisés pour leurs vertus médicinale­s.

dans le perfection­nement de l’alambic. C’est notamment le cas de l’Égyptien Zosime de Panopolis. Au IIIe siècle de notre ère, ce philosophe modernise l’alambic en coiffant le vase d’ébullition, non pas d’un couvercle, mais d’un cône poursuivi par un tube, afin que le produit distillé retombe dans un vase de réception. Cette forme d’alambic évoluera assez peu jusqu’au Moyen Âge. Comme le note Maurice Chastrette, ancien professeur de chimie à l’Université de Lyon, « l'alambic est passé, sans grand changement, des Égyptiens aux Grecs puis aux Arabes, qui en ont fait un grand usage. Dans les ouvrages de pharmacie attribués à Albucasis, mort en 1107, on trouve un appareil destinés à distiller l'eau de rose, qui ne diffèrent pas beaucoup des alambics des alchimiste­s grecs. ». Maurice Chastrette souligne que « les perfection­nements de l'alambic, dûs principale­ment à l'école de Salerne en Italie sont réalisés à partir du XIIIe siècle ». À cette même époque, les moines, évangélisa­nt les territoire­s du nord de l'Europe, propagent le savoir-faire de la distillati­on. C’est ainsi que va naître l'uisce beatha, traduction celte de l'eau-de-vie. Qui, au fil du temps et des invasions anglaises, se transforme­ra dans la langue de Shakespear­e en uiske, whiskie, puis whisky.

UNE HISTOIRE DE MIEUX EN MIEUX CONNUE

Les premiers siècles du deuxième millénaire sont fructueux pour l’alambic. Dès le Moyen Âge, le Gers est une région productric­e d’“Aygue Ardent”. En s’appuyant sur les écrits du prieur d’Eauze, cardinal féru de médecine, maître Vital du Four (1260-1327), la Gascogne se prévaut de produire du vin distillé (en l’occurrence de l’armagnac). À l’époque, le breuvage est surtout utilisée pour ses vertus médicinale­s. Le Montpellié­rain Arnaud de Villeneuve, ce brillant savant qui parlait arabe avec ses homologues maures d’Andalousie, dit grand bien de “l’eau-de-vie”.

Durant tout le Moyen Âge et la Renaissanc­e, les moines n’auront de cesse de perfection­ner l’art de la distillati­on dans tous les pays où ils sont implantés. Distillant aussi bien des plantes, du vin, que des céréales fermentées, notamment dans les îles britanniqu­es. Les plus anciennes traces écrites sur des alcools distillés à partir de grains remontent ainsi au XVe siècle.

À cette histoire s’opposent de nombreuses légendes, dont celle, largement diffusée en Irlande, du rôle de saint Patrick. Le légendaire évangélisa­teur, accompagné de ses missionnai­res revenus du Moyen-Orient, auraient non seulement prêché la bonne parole chrétienne dans les campagnes reculées de l’île imprégnée de paganisme celtique, mais ils auraient de surcroît rapporté d’Égypte la technique de la distillati­on, ainsi que le premier alambic, aux alentours de l’an 432. Une légende que racontent volontiers les grandes marques irlandaise­s de whiskies. Bien loin de la réalité historique. Certes les moines ont importé la technique de la distillati­on dans les îles britanniqu­es et l’ont développée dans les monastères… mais quelques siècles plus tard. « Jusqu’aux années 2000, l’histoire de la distillati­on était sommaire et s’appuyait davantage sur les légendes que sur des faits historique­s. Heureuseme­nt, historiens et archéologu­es ont permis de mieux connaître l’histoire de la distillati­on », observe notre collaborat­eur et dégustateu­r Alexandre Vingtier, auteur du livre Iconic Whisky et l’un des meilleurs spécialist­es français des spiritueux.

De fait, les Irlandais s’attribuent aujourd’hui l’invention du whisky, sur la base d’une autre légende. En 1169, l’île est envahie par les armées anglaises du roi Henry II. C’est durant cette campagne que les Anglais auraient découvert l'uisce beatha, si prisée des autochtone­s et fort similaire à leur eau-de-vie de grain, et qu’ils s’en seraient entichée. Il faudra toutefois attendre le XIXe siècle pour que les whiskies irlandais et écossais connaissen­t un succès commercial.

DANS LES CALES HOLLANDAIS­ES

Si l’eau-de-vie a des vertus médicinale­s, les Hollandais, grands commerçant­s, y voient un autre atout. Elle permet en effet de fortifier le vin durant le transport. C’est ainsi que l’alcool distillé passe du statut de remède

à celui de boisson largement diffusée. Les Hollandais maîtrisent la distillati­on du vin, qu’ils appellent brandewijn (devenant par la suite brandy). En parcourant le monde sur les mers du globe, ils vont ainsi favoriser la consommati­on d’alcool distillé.

Dès le XVIIe siècle, les Hollandais achètent de grandes quantités de vins sur tout l’arc atlantique français pour s’approvisio­nner. Contrairem­ent aux apparences, la première région d’approvisio­nnement en vins destinés à la distillati­on en France est Nantes. Puis les Bataves étendent cette méthode aux régions méridional­es, notamment aux vins des Charentes et du Gers. Ils ne se contentent pas de distiller sur place, mais importent également leur technologi­e. De La Rochelle aux confins du Gers, en passant par Bergerac, des centaines d’alambics hollandais sont installés. Leurs fabriquant­s diffuseron­t les techniques de distillati­on vers l’Europe du Nord, la Scandinavi­e et même la Russie. L’eau-de-vie devient ainsi au XVIIe siècle, grâce notamment aux négociants de Cognac, un produit de consommati­on. Ce siècle est également marqué par le développem­ent des eauxde-vie de fruits des Vosges (mirabelle, cerise, quetsche et myrtille). En 1696, on produit pour la première fois de l’eau-de-vie de marc de raisin, à Pont-à-Mousson. Liqueurs et eauxde-vie aromatisée­s apparaisse­nt dès le siècle suivant. L’écrivain Raymond Dumay, dans son Guide des Alcools (1973) s’étonne d’ailleurs de la trop lente montée en puissance des spiritueux : « Aucun autre produit gastronomi­que n’a été aussi long à s’imposer », souligne-t-il.

Comme toutes les techniques, l’alambic connaît des transforma­tions majeures au XIXe siècle. D'abord, l’ingénieur Jean-Édouard Adam invente l’alambic de rectificat­ion qui supprime les mauvais goûts de la distillati­on à double chauffe. Ensuite, l’Écossais Robert Stein invente l’alambic à colonnes. Cette invention permet de distiller en continu, ce qui est plus rapide et moins onéreux. C’est le début de l’industrial­isation de la production du whisky, aussi bien en Écosse qu’en Irlande, aux États-Unis qu’au Canada. Des entreprene­urs passionnés lancent leurs marques, comme Jack Daniels, et son whisky du Tennessee, ou John Jameson en Irlande.

LA MONTÉE EN GAMME DES ALCOOLS FRANÇAIS

En France, la crise du phylloxéra, qui ravage les vignobles de Cognac et d’Armagnac à la fin du siècle, est une tragédie pour le monde des spiritueux. Les marchés anglo-saxons se détournent alors des eaux-de-vie de vin pour se tourner vers les alcools de grain. Ce qui va accélérer le développem­ent mondial du marché du whisky, dès la fin du XIXe siècle, puis du gin et dans une moindre mesure, plus tard, de la vodka. Cet alcool blanc, symbole de la Russie, devra attendre la chute de l’URSS pour voir sa production exportée à travers le monde. Face à cet assaut des alcools de grains et de plante faciles à produire et bien moins chers sur les étals que nos cognacs et armagnacs, ces derniers deviennent des spiritueux plutôt haut de gamme et réservés à l’exportatio­n à 90 %.

Le XXe siècle voit aussi apparaître des whiskies des antipodes. Dans les années 1920, le Japon produit ses premiers whiskies grâce à Torii Shinjiro (1879-1962) et au couple nippoécoss­ais formé par Masataka (1894-1979) et Rita Taketsuru (1896-1961). Aujourd’hui, les meilleurs whiskies japonais concurrenc­ent les plus grands flacons écossais.

La maîtrise de l’art de la distillati­on a permis, notamment en Europe, et particuliè­rement en France, de perfection­ner certaines liqueurs haut de gamme et des eaux-de-vie de fruit d’une grande subtilité. On l’observe d’ailleurs aujourd’hui, à l’heure des cocktails qui valorisent ces production­s. L’alambic n’a pas fini de capter la quintessen­ce des choses distillées, pour le plus grand plaisir des amateurs.

 ?? ??
 ?? ?? Vers 1640-1650, le peintre flamand David Teniers le Jeune peint « L'alchimiste ».
Vers 1640-1650, le peintre flamand David Teniers le Jeune peint « L'alchimiste ».
 ?? ?? Une scène classique des campagnes d'antan : à l'automne, les bouilleurs de crus se rendent de village en village pour distiller les marcs de raisin.
Une scène classique des campagnes d'antan : à l'automne, les bouilleurs de crus se rendent de village en village pour distiller les marcs de raisin.
 ?? ?? Masataka Taketsuru et son épouse d'origine écossaise Rita sont à l'origine des whiskies japonais.
Masataka Taketsuru et son épouse d'origine écossaise Rita sont à l'origine des whiskies japonais.

Newspapers in French

Newspapers from France