« Les spiritueux français sont par essence des produits haut de gamme »
Le cognac Frapin, le champagne Gosset, les liqueurs Vedrenne… À la tête du groupe Iconic Nectars, Jean-Pierre Cointreau observe depuis plusieurs décennies les mutations du monde des spiritueux français, qu’il éclaire ici pour La RVF.
Vous êtes à la tête d’un groupe de spiritueux artisanaux, dont la maison de cognac Frapin, vous dirigez la maison de champagne Gosset, et vous êtes également le président de la fédération française des spiritueux. Vous avez une vision large de cet univers. Comment se portent les spiritueux en France ?
Le secteur est en forme ! Il a bien résisté à la crise sanitaire, à la fermeture des bars, des hôtels et des restaurants durant de nombreux mois en 2020 et 2021. Mais si aujourd’hui, les chiffres sont positifs, l’environnement géopolitique oblige à se montrer nuancé. Les difficultés d’approvisionnement, notamment en matière sèche (bouchon, verre, papier), constituent actuellement le gros problème auquel la filière des spiritueux fait face.
Comment les spiritueux français sont-ils perçus à l’étranger ?
Nous avons la chance d’avoir deux produits phares, qui sont tous les deux des produits d’assemblage, le champagne et le cognac. Aujourd’hui, le second représente les trois quarts des exportations de spiritueux. La vodka connaît également un beau succès. C’est un phénomène qui a commencé il y a une quarantaine d’années. Au début des années 1980, il n’existait pas de vodka française. Aujourd’hui, les trois premières vodkas premium importées aux États-Unis, toutes vendues à plus de 25 $, sont des vodkas françaises. Au-delà de la vodka et du cognac, il y a bien sûr les eaux-de-vie de vin, mais il faut surtout noter le développement des gins et des rhums, qui viennent élargir la palette des spiritueux français vendus à travers le monde.
Il y a donc une belle dynamique des spiritueux français à l’export ?
Il y a une grosse dynamique, en partie due à la créativité des groupes français. On en revient à la question de la vodka : si les marques Grey Goose et Ciroc rencontrent un tel succès aux États-Unis, c’est parce que les Américains reconnaissent que les Français sont des experts de la distillation. Et de fait, le cognac est considéré comme le produit de distillation par excellence.
Vous êtes Cognaçais d’origine, vous êtes un Frapin par votre mère. Vous avez grandi à Cognac ?
J’ai grandi à Paris, mais je passais toutes mes vacances à Cognac. J’ai même participé aux compétitions de natation du Club des Dauphins cognaçais !
Vous représentez la vingt-et-unième génération de Frapin à Cognac, et vous avez des ancêtres illustres, en premier lieu François Rabelais !
Auquel nous rendons hommage avec notre plus prestigieuse cuvée, qui porte son nom. Je pense qu’il ne devait pas être facile à vivre. Il a changé plusieurs fois de métier. Il n’était pas dans la continuité. Rabelais est un tel symbole dans la culture française, dans la littérature, que de le voir figurer dans son arbre généalogique constitue un atout formidable.
Cointreau. Jean-Pierre
1er février 1952 à Paris.
Entrepreneur et président de la Fédération française des spiritueux. Il est à la tête du groupe Iconic Nectars, anciennement appelé Renaud-Cointreau, qui regroupe les marques de champagne Gosset, le cognac Frapin, les sirops et liqueurs Vedrenne, la distillerie Pagès, la gentiane Salers, la liqueur Izara, la vodka Cobalte ou encore l’eau-de-vie de noyau de Poissy.
Nom : Prénom : Né le : Profession :
Grand lecteur, c’est un inconditionnel d’Honoré de Balzac.
Rabelais avait un rapport plutôt conflictuel avec la religion. Or la Charente a été marquée par les conflits entre catholiques et protestants…
Effectivement, nous nous situons à la frontière entre protestants et catholiques. Nous sommes sur une terre de fractures. Il y a eu des périodes, notamment à l’époque de Rabelais, où la Charente était purement et simplement dévastée. On a vu passer les Anglais, les Français, les Armagnacs, les Bourguignons, les catholiques, les protestants, la guerre de Cent Ans et les guerres de religion. J’ai retrouvé un texte qui disait qu’après le passage des soldats, même les grands-pères ne retrouvaient pas les limites de leur propriété.
Il y a un autre personnage important, et plus récent que Rabelais, dans l’histoire de votre maison, c’est Pierre Frapin.
En fait, je suis plus attaché à Pierre Frapin qu’à Rabelais. Mon aïeul était visionnaire. Il a beaucoup oeuvré pour relancer le vignoble de Cognac après la crise du phylloxéra, à la fin du XIXe siècle. On lui doit énormément de choses. Il a été maire de Segonzac pendant plusieurs décennies et il a joué un rôle de pionnier, notamment dans le vignoble. Nous sommes très attachés à notre vignoble, puisque celui-ci, qui couvre 240 hectares, fournit l’intégralité des raisins nécessaires à notre production de cognac. Nous n’achetons pas de raisins à l’extérieur de la propriété.
Frapin est la seule maison de cognac à posséder un château, en Grande Champagne, et à pouvoir revendiquer sur l’étiquette le nom du château de Fontpinot. Effectivement, comme la production, la distillation, l’élevage et la mise en bouteille se font sur place, nous pouvons revendiquer ce droit. Mais nous avons aussi bénéficié des générations précédentes d’eaux-de-vie qui ont été soigneusement conservées, ainsi que des soins apportés depuis longtemps au vignoble.
Frapin possède une autre particularité : la longévité de ses maîtres de chai.
Oui, la maison n’a connu que trois maîtres de chai depuis la Seconde Guerre mondiale. Cela explique la continuité, la constance dans la qualité de nos eauxde-vie. Il y a un mot américain qui résume bien cet état d’esprit, c’est consistency . Et le fait que Patrice Piveteau soit seulement le troisième maître de chai depuis bientôt 80 ans est important. Il est arrivé au début des années 1990, il s’est occupé du vignoble, qu’il a passé en lutte raisonnée, puis il a pris le poste de maître de chai.
Dans l’univers des cognacs dominé par des marques comme Hennessy ou Rémy Martin, que représente aujourd’hui une maison comme Frapin ?
C’est une TPE ! Nous produisons un cognac de niche, uniquement commercialisé via une distribution sélective : des cavistes, certains bars et restaurants. Nos quantités sont limitées à cinq cent mille bouteilles par an.
À votre manière, vous avez été visionnaire en vous orientant, dès les années 1990 vers les liqueurs artisanales élaborées dans différentes régions de France. Comment cette idée est-elle née ?
Le rôle d’une petite entreprise familiale est de trouver le vecteur de développement qui lui permettra de se différencier de ses concurrents. Une PME ne peut pas faire le même travail qu’un grand groupe coté en bourse. J’aime bien l’histoire. L’idée était de rénover des marques historiques, oubliées, ancrées dans leur terroir, qui ont développé une iconographie importante et possèdent des goûts très particuliers. Ce qui est le cas des cassis Védrenne, de la gentiane Salers ou de la verveine du Velay. Ce sont des joyaux du XIXe siècle qui se développent à nouveau après avoir connu un creux avec la baisse de consommation de liqueur.
On pensait en effet que ces marques allaient disparaître. Or elles connaissent une nouvelle jeunesse, notamment grâce aux cocktails et à l’art de la mixologie. C’est un axe de développement très important pour toute la profession. La mixologie, qui a toujours existé aux États-Unis, est à présent à la mode en Europe, en Asie et partout dans le monde. La tendance des cocktails permet d’enrichir le type de produit consommé et en même temps elle permet de transcender les tranches d’âge des consommateurs. On est face à une nouvelle génération qui aime bien “zapper” et découvrir des goûts différents. Il est clair que les spiritueux en cocktail permettent de savourer d’autres goûts, tout en dégustant toujours les mêmes alcools. Dont le cognac, qui constitue la base de nombreux cocktails.