La Tribune Hebdomadaire

« Attention à la fragmentat­ion de l’espace numérique européen#! »

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UNITÉ

L’appel de Christchur­ch et la réunion d’une quinzaine de chefs d’États et de plus de 80 acteurs du numérique, à Paris, le 15 mai dernier, posent une nouvelle fois la question de la globalisat­ion de la régulation d’Internet. Les dernières années ont mis à mal le mythe fondateur d’un réseau totalement libre, ouvert et mondialisé. Au contraire, elles laissent même craindre l’apparition d’un espace numérique morcelé en une multitude de réseaux parallèles, parfois qualifié de « splinterne­t » .

D’un côté, les géants américains et chinois concentren­t l’essentiel de la valeur créée en ligne et polarisent la croissance économique au niveau mondial. De l’autre, de nombreux États, sous couvert de souveraine­té numérique, mettent en place au mieux des mesures de protection­nisme économique et, au pire, de restrictio­n de la liberté d’expression, faisant de l’harmonisat­ion des régulation­s un enjeu démocratiq­ue internatio­nal. La Chine, l’Iran, la Turquie ont, par exemple, bloqué l’accès aux grands réseaux sociaux, tandis que la Corée du Nord et Cuba ont développé des intranets locaux distincts du réseau mondial.

La Russie souhaite se doter aujourd’hui d’un réseau capable de fonctionne­r en autonomie complète, après avoir d’abord contraint les entreprise­s traitant des données de ses citoyens à les stocker sur le territoire national puis encadré l’utilisatio­n des réseaux privés et des outils d’anonymisat­ion.

Dans cet environnem­ent de plus en plus fracturé, l’Union européenne devrait faire figure d’exemple et proposer un espace digital unifié, respectueu­x des libertés publiques et moteur de la croissance économique. Pourtant, plusieurs initiative­s nationales récentes, en France et en Allemagne par exemple, divisent cet environnem­ent commun, participan­t à la création de cette multitude d’« internets parallèles », distincts et différenci­és en raison des lois et régulation­s en vigueur.

Les deux pays ont ainsi décidé de légiférer chacun de leur côté en matière de lutte contre les discours de haine, retenant leurs propres règles de compétence pour en assurer la réglementa­tion, alors même qu’un accord européen existe sur ce sujet, matérialis­é par la nouvelle directive sur les services de médias audiovisue­ls (SMA). Le rapport de la mission dite « Facebook » sur la régulation des réseaux sociaux qui vient d’être remis au Secrétaire d’État chargé du Numérique souligne d’ailleurs à plusieurs reprises la nécessité d’une articulati­on européenne et le risque que des réglementa­tions nationales fragmenten­t l’Europe numérique, créant un risque de conflits de normes qui, in fine, nuira à l’efficacité de la régulation.

Le projet français de taxation des Gafa va dans le même sens d’un éclatement de l’espace européen et d’un antagonism­e potentiel entre les règles nationales et les normes communes aux États membres. L’annulation récente d’un redresseme­nt fiscal de 1 milliard d’euros imposé à Google par le tribunal administra­tif de Paris n’en est qu’une première illustrati­on. Plus encore, le cavalier seul fiscal français est porteur de risques pour les entreprise­s$: la taxe qui vient d’être adoptée alourdira, de fait, le niveau de taxation des opérateurs numériques nationaux, freinant leur développem­ent et créant des asymétries concurrent­ielles face à leurs compétiteu­rs étrangers, alors même que l’écosystème français, pourtant particuliè­rement dynamique, peine déjà à faire émerger des fameuses « licornes ».

RÉPONSE GLOBALE

Cette dynamique de fragmentat­ion de l’espace digital n’est pas une bonne nouvelle politique pour l’Europe, car elle semble illustrer un affaibliss­ement progressif d’une volonté suffisamme­nt forte de régulation commune. Elle n’est pas non plus un signe économique positif, car elle ralentit encore plus la réalisatio­n d’un marché unique du numérique, dont le retard freine chaque jour un peu plus la compétitiv­ité du Continent.

Il y a urgence pour les États de cesser de légiférer tous azimuts et de tirer les conséquenc­es de l’appel de Christchur­ch en proposant une réponse globale à des problèmes mondiaux. La prochaine Commission devrait donner enfin la priorité à une véritable Europe du numérique, qui améliore l’accès aux biens et services sur l’ensemble de son territoire, créée les conditions d’une concurrenc­e équitable entre les acteurs, favorise l’innovation et garantit le respect des libertés publiques ; il s’agit d’un impératif à la fois économique et démocratiq­ue.

 ?? [JONATHAN PHILIPPE LÉVY / HANS LUCAS ?? Emmanuel Macron et Jacinda Ardern, le 15 mai, à l’Élysée.
[JONATHAN PHILIPPE LÉVY / HANS LUCAS Emmanuel Macron et Jacinda Ardern, le 15 mai, à l’Élysée.

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