« L’expérimentation en France est totalement bridée »
ENTRETIEN Après que son parti a obtenu 13,1 % des suffrages aux européennes, Éric Piolle, seul maire écolo à la tête d’une grande ville française, analyse la nouvelle responsabilité d’EELV.
La Tribune – Quel avenir voyez-vous aux Verts français après leur score aux élections européennes du 26 mai dernier!?
Historiquement, l’écologie politique a joué un rôle de lanceur d’alerte et d’aiguillon du pouvoir socialiste productiviste. Aujourd’hui, le temps de l’alerte est derrière nous, il faut passer à autre chose, assumer d’être une potentielle majorité culturelle. L’ancien modèle fondé sur le bipartisme a fait long feu. La droite conservatrice, dépassée par la mondialisation et le libéralisme, gère les conséquences de ce modèle. La gauche socialiste aussi a abandonné la volonté de changer le monde et se contente de gérer les effets de bord, comme le chômage. Tout s’effondre. Macron est un avatar de cet effondrement et assume pleinement ce modèle ultralibéral et néodarwinien, qui ignore totalement la fraternité.
Votre action à Grenoble se situe autant sur le plan social qu’environnemental. Pour vous l’écologie c’est social!?
L’écologie est forcément sociale, car les crises écologique et sociale ont les mêmes racines et entraînent peur et repli sur soi. Cela laisse un espace majeur pour ceux qui ont envie de vivre différemment. Notre monde est très angoissé par l’urgence écologique. Or ce n’est pas cela, mais la culture – même si elle peut parfois être mêlée de colère – et le positif qui mettent les gens en mouvement. Il faut nourrir ce désir de sens et amener les gens vers le plaisir de changer. Il est de notre responsabilité de faire évoluer notre culture pour devenir leaders de majorité. C’est ce qu’on a fait en 2014 à Grenoble, avec des équipes, des méthodes, un projet et une incarnation, ce qui nous a permis de l’emporter [avec 29 % des voix au premier tour, 40 % au second tour, ndlr].
Nous ne partions pas de rien, nous avions derrière nous quarante ans de militantisme, la remunicipalisation de l’eau, la lutte contre la corruption avec l’affaire Carignon [ancien maire de Grenoble, condamné en 1996 pour corruption], des combats pour l’intérêt général et les biens communs…
De quelles initiatives êtes-vous le plus fier!?
Garantir les sécurités, chérir les biens communs et nourrir le désir de sens… C’est cela qui guide notre action. Nous avons instauré le 2 mai dernier la plus grande ZFE (zone à faibles émissions, qui interdit aux poids lourds et utilitaires de vignette Crit’air supérieure à 4 l’accès aux centres-villes de Grenoble et de neuf autres communes de la métropole en journée) et bientôt, j’espère, la première voie de covoiturage de France… Notre plan territorial de lutte contre la pollution a été étendu par l’État en 2016.
Nous sommes la première collectivité à salarier des travailleurs pairs. Sur divers sujets tels que les pratiques alimentaires, les économies d’énergie, l’accès au logement, ils interviennent directement auprès des habitants de leur voisinage, et cette proximité accroît considérablement leur action.
Nous menons également des actions sur la restauration collective, l’éclairage public, l’énergie, où nous visons 100 % de renouvelables en 2022…
Certaines orientations prises à l’échelle nationale vous freinent-elles dans vos projets!?
Celle que nous subissons de plein fouet, c’est la baisse des dotations de l’État, qui représente pour la ville un mois de budget de fonctionnement. On pourrait aussi aller plus loin si l’on modifiait la comptabilité des collectivités en tenant compte des retours
sur investissement, comme c’est le cas pour les entreprises. Un temps de retour sur investissement de trente ou quarante ans, c’est tout à fait acceptable pour une collectivité, contrairement à une entreprise. Il faut changer ces règles comptables, totalement archaïques, pour booster l’investissement public dans la transition écologique.
Autre frein lié à la réglementation nationale$: l’expérimentation qui, en France, est totalement bridée. Nous avons obtenu gain de cause sur le passage aux 70 km/h [sur 3,5 kilomètres de l’A480, dont l’arrêté préfectoral a été signé en février dernier].
Pour la voie de covoiturage, nous attendons la décision… Mais nous avons été attaqués par l’État sur la participation citoyenne, qui, à Grenoble, a fait naître 40 projets sur 18 kilomètres carrés (passerelle sur les berges pour les coureurs, pigeonnier contraceptif, mur d’escalade, 500 nichoirs construits et installés par les habitants…).
Nous sommes en appel suite à une décision remettant en cause le vote ouvert à tous les habitants de plus de 16 ans, dont les étrangers, et la reprise des résultats des votes en délibération… Pourtant, dans le même temps, nous recevions des délégations de sénateurs intéressés par notre initiative$!
Comment partagez-vous votre expérience auprès d’autres villes!?
Les échanges entre villes sont très enrichissants. Ainsi, les pistes pour vélos surélevées nous ont été inspi
rées par l’exemple de Copenhague. Avec 9$000 vélos en libre-service, la pratique de la bicyclette représente 15 % des déplacements. Pour notre centre de distribution urbaine, nous nous sommes inspirés de l’Italie, pour l’agriculture urbaine, du Canada… En France, j’échange notamment beaucoup avec Damien
Carême [ancien maire de Grande-Synthe, dans le Nord, élu député européen
sur la liste EELV]. Mais Grande-Synthe se trouve dans une situation exactement inverse de la nôtre$: nous sommes une municipalité pauvre dans une ville riche, eux sont riches dans une ville pauvre.
Notre deuxième édition de la biennale des villes en transition a attiré cette année 50$000 participants de toute l’Europe, d’Amérique du Nord, du Sud, du Maghreb et de l’Afrique. Enfin, nous candidatons pour être la capitale verte européenne en 2022. C’est un sujet fédérateur qui peut entraîner tout le monde, y compris les acteurs économiques. C’est souvent l’Europe qui aide à l’instauration de normes environnementales. Tout n’est pas parfait, mais globalement, Bruxelles est plus volontaire que l’État français.
Ces actions emportent-elles l’adhésion de vos administrés!? Êtes-vous confiants pour les municipales de 2020!?
Les Grenoblois sont très engagés sur le climat, comme le montre le succès des marches qui ont attiré 15$000 personnes, pour 50$000 à Paris. Mais nous ne nous estimons pas propriétaires du pouvoir. Ce qui m’anime, c’est la conduite du changement. Il faut donner envie, puis passer au désir et enfin au plaisir. Ce possible créé à Grenoble est très fort, surtout dans la structuration LREM qui nie toute forme de fraternité et applique une forme de néodarwinisme, alors que nous ne sommes pas tous faits du même bois.
L’écologie est-elle compatible avec le système capitaliste ou faut-il un changement radical et brutal ?
Brutal… Non. Comme nous l’a enseigné l’histoire, nous n’avons pas intérêt à ce que la bascule soit trop brutale. Nous travaillons sur une conversion radicale et pragmatique à la fois. On s’entraîne dans la joie et l’esthétique. La culture produit des effets exactement contraires à la peur. La société a besoin de rites, il faut réintroduire de la spiritualité.
« La structuration LREM nie toute forme de fraternité et applique une forme de néodarwinisme, alors que nous ne sommes pas tous faits du même bois »