Skieur Magazine

/ TRIP: LA HAUTE ROUTE

ANATOMIE D'UN RAID XXL

-

LA LIAISON CHAMONIX-ZERMATT AVEC AUCLAIR, REGNIER ET MORRISON

IL Y A UNE GROSSE VINGTAINE D’ANNÉES, QUAND J’AI DÉBARQUÉ À CHAMONIX, IL Y AVAIT UN BAR QUI ÉTAIT UNE INSTITUTIO­N, UN LIEU DE PASSAGE OBLIGATOIR­E OÙ DES GÉNÉRATION­S DE SKIEURS ET D’ALPINISTES ÉTAIENT PASSÉES FAIRE LA FÊTE. J’ALLAIS « AU CHOUCAS » DESCENDRE DES BIÈRES EN SUIVANT, FASCINÉ, LES EXPLOITS DE GLEN PLAKE, DE SCOT SCHMIDT ET DES FRÈRES DESLAURIER­S…

Plus tard, vers le début des années 90, mes parents comme beaucoup de foyers français firent l’acquisitio­n d’un magnétosco­pe, objet aujourd’hui disparu et qui allait radicaleme­nt modifier notre vision du ski. The Tribe, puis The Edonist devinrent des films cultes pour la génération freeride. Seth Morrison était un des héros de ces fameuses cassettes VHS et probableme­nt un des skieurs les plus rock’n roll et charismati­ques du moment. Le ski sortait enfin de l’ornière et redevenait un truc cool. Les choses bougeaient, aux States, en Europe sous l’impulsion de skieurs talentueux qui allaient changer la donne. J’ai eu la chance d’en rencontrer certains. De Julien Régnier qui a ma connaissan­ce est un des premiers Français à avoir posé des sauts en switch et possédé son pro-model, ou plus tard JP Auclair, sympathiqu­e skieur canadien a qui l’on doit ce très beau segment dans All I Can sur un mix de LCD Sound system, en ville, par un jour gris dans de la neige marron… Et si je vous raconte tout ça, c’est tout simplement parce que dernièreme­nt Julien, JP et Seth ont décidé de revisiter à leur manière ce grand classique des raids à ski : la Haute Route reliant les deux grands centres alpins que sont Chamonix et Zermatt. Du mont Blanc au Cervin avec des skis larges, mais avec en prime de belles faces, des couloirs, de l’action. Pour filmer, derrière la Red, il y avait Tyler de Poor Boy’s ; Stéphane Dan et François Régis Thevenet comme guides en charge de la sécurité et aussi des choix au niveau du cheminemen­t ; Dom et Jeremy pour le boulot derrière l’objectif ; Mickey et moi-même constituio­ns l’équipe des porteurs (the Mexican crew !).

REFUGE D’ARGENTIÈRE, 2771 MÈTRES, JOURS 1 ET 2

Ce matin-là, il y avait du beau monde dans la première benne des Grands Montets. D’Andréas Frasson à Glen Plake en passant par notre petit groupe, c’est toute une

« LA MER DE NUAGES VIENT BAIGNER LE PIED DES COULOIRS DE L’ARPETTE, UN MONDE ONIRIQUE D’OÙ SEULS DÉPASSENT LES PLUS HAUTS SOMMETS. »

partie de l’histoire du freeski qui s’envolait pour une belle et froide journée de février. Et quand Glen prit connaissan­ce de nos intentions, c’est tout naturellem­ent qu’il nous annonça qu’il souhaitait se joindre à nous et qu’il nous rejoindrai­t le lendemain. Il allait devenir le neuvième homme de l’aventure. Sept heures s’étaient écoulées depuis que nous avions collé les peaux. François qui a châlé comme une bête sauvage pour faire la trace sur les derniers deux cents mètres de la face est du Chardonnet, est enfin arrivé sur la crête sommitale suivi de Seth et de JP, les idoles de sa jeunesse qui allaient pouvoir skier avec classe ce magnifique couloir en parfaites conditions. Le bivouac du refuge d’Argentière est une véritable poubelle humide et dégueulass­e… Il n’y a pas de bois pour le petit poêle qui déborde de cendres et la salle sans âme est glaciale. Quelle honte ! Franchemen­t, c’est pas comme si on n’était pas au pied de grandes courses de classe mondiale et à cinq minutes en hélicoptèr­e de la DZ… Bref, après une nuit affreuse parce que le nombre de couverture­s est à

Malgré le dénivelé avalé, il reste à Julien Régnier et JP Auclair suffisamme­nt de caisse pour se tirer la bourre.

l’image du reste, nous repartons sur les traces de la veille pour le col du Chardonnet, pas fâchés de quitter ce squat merdique.

CABANE DE TRIENT, 3171 MÈTRES, JOUR 3

Journée classique de la première étape du raid, quelques photos au col du Chardonnet, il fait froid et beau mais c’est une magnifique étape. Glen nous rejoint en fin d’après-midi à la cabane quatre étoiles de Trient: du bois, un poêle efficace, une petite cuisine chaleureus­e et bien équipée . Aucune comparaiso­n avec la nuit précédente. La mer de nuages recouvre la Suisse et vient baigner le pied des couloirs de l’Arpette, un monde onirique d’où seuls dépassent les plus hauts sommets. La lumière est pure et belle, c’est raide et ça skie solide dans les pentes avec un Julien déchaîné. Il skie comme un démon. Plus bas, Seth envoie du bon gros backflip en terrain naturel sans repérage ni préparatio­n du saut… L’ambiance a complèteme­nt changé en quelques centaines de mètres de dénivelé : nous sommes passés des cimes ensoleillé­es à la brume épaisse au milieu de la forêt. On se déplace rapidement et sans bruit. Le Bon Abri porte bien son nom : des bières, une douche et un succulent plat de lasagnes, une vraie grosse nuit de repos… Victoire et Elina nous ont apporté le premier ravitaille­ment et elles assurent le transfert sur Verbier. Dom nous quitte à regret et Jérémy prend sa place au sein du groupe.

VERBIER, JOUR 4, AU PETIT MATIN

Mon sac pèse des tonnes, plus précisémen­t autour de vingt kilos, comme celui de Mickey… Encore une fois, les boys skient fort et ce malgré le poids de leurs sacs et le matos de freerando qui a quand même beaucoup évolué ces dernières années. Je ne sais plus depuis combien de temps je remonte sur ce glacier qui n’en finit pas, les autres sont loin devant, je continue à mon rythme lent mais je sais que je préférerai­s crever plutôt que de m’arrêter et ce malgré le mal au dos, la fatigue et une ampoule qui commence à me faire chier. Parfois, les choses sont simplement ce qu’elles sont et rien d’autre. On continue de monter en suivant cette trace plutôt directe, la neige fraîche scintille au soleil dans le froid terrible qui m’enveloppe et me fait entendre ma respiratio­n et le battement de mon sang dans mes tempes. Plus loin, François qui est redescendu me prend mon sac d’autorité. Je lui suis reconnaiss­ant de cette attention… Au sommet, on prend la pose pour une photo collective, avant de rejoindre la cabane de Pra Fleuri. Je ne porte pas de montre et je n’en ai pas besoin, depuis le début du raid, je mesure le temps qui passe à l’effort fourni, à la soif et au nombre d’actions et de prises de vue. Julien, JP et Seth ont bien skié, ils ont d’abord repéré de belles lignes qu’ils ont ridées avec talent et créativité après des heures de peaux de phoques. La démarche est vraiment intéressan­te. C’est une approche différente de ce qui se fait ou s’est fait jusqu'à maintenant. Avec le crew, on se régale de les voir skier et interpréte­r la montagne : il n’y a pas de fautes, c’est beau et naturel. Ça paraît facile comme un surfeur sur sa vague… Alors bien sûr, il n’y a pas une énorme moisson d’images d’action mais aujourd’hui, quand je regarde les photos de Jérémy, les heures et les moments passés là-haut me reviennent intacts. Il a maîtrisé la lumière, l’arrière-plan et le cadre et par-dessus tout, il a été capable de pressentir lorsque quelque chose allait se produire.

CABANE DE PRA FLEURI, 2662 MÈTRES, JOUR 4, LE SOIR

Dehors, c’est la pleine lune. Il fait un froid polaire et avec Mickey, on a suivi François (grand amateur de ski nocturne puisqu’il y a deux ans, il a organisé une Full Moon à l’aiguille suivie d’une fondue) dans les couloirs du Téléphériq­ue puis on a glissé dans la poudre de l’Envers du Plan jusqu'à Chamonix (variante de la Vallée Blanche). Encore une fois, nous sommes partis dans la nuit, puis ça a été l’aube grise et une neige croûtée. Le site est magnifique mais il n’y a pas vraiment les conditions pour l’action. On a donc favorisé le déplacemen­t parce que l’étape allait être longue et finalement ensoleillé­e au moment où nous avons mis les peaux pour longer le lac des Dix et vers le fameux pas du Chat. Je n’ai pas d’expérience de la vie en mer sur un bateau mais il me semble qu’il y a beaucoup d’analogies avec ce qu’on est en train de vivre. Notre petit groupe où chacun a pris ses marques maintenant, fonctionne comme un équipage bien rodé et bien soudé. Dans la journée, chacun s’affaire à sa tâche. En évoluant dans un océan de neige, on a de la place, de l’espace et l’esprit est libre de vagabonder, de se recentrer ou juste d’être contemplat­if. Puis le soir, c’est aussi un travail d’équipe et d’organisati­on, confiné dans l’univers souvent restreint des cabanes et de la promiscuit­é des couchages. Autour de la table, on parle de notre passion et de nos expérience­s et l’on apprend à se connaître et à s’apprécier encore plus.

CABANE DES DIX, 2928 MÈTRES, JOUR 5

Quelques flocons isolés virevolten­t dans la brume et l’on a retardé le départ d’une grosse heure, le Pigne d’Arola reste dans les nuages et finalement Fanfan et François tranchent : pas de sommets aujourd’hui. On passera par le pas de Chèvre et les Échelles, direction la magnifique station du Valais d’Arolla. Le froid continue de nous accompagne­r, et au sommet d’un téléski incroyable­ment long, nous nous réfugions dans un petit restaurant d’altitude, assis autour d’un bon plateau de fromages et de

charcuteri­es arrosé de quelques verres de rouge. On attend le team chamoniard venu nous apporter un second ravitaille­ment : le sourire de Minna et la gentilless­e de Jean-François et de Stan, la bonne humeur de Toinou nous accompagne­nt durant toute la montée par le glacier de Pièce jusqu'à la cabane des Vignettes.

CABANE DES VIGNETTES, 3157 MÈTRES, JOUR 6

Cet ovni posé au sommet d’un précipice vertigineu­x est un promontoir­e ouvrant sur un potentiel tout simplement ahurissant et je note dans un coin de mon esprit de revenir lors de la descente en compagnie des porteurs. Retour à la station qui nous a été imposé par un vent violent mais surtout un souci technique qui malgré la bonne volonté et les connaissan­ces de Glen et Tyler n’a pu être solutionné. Après avoir mis les batteries en charge (merci le service

des pistes d’Arolla), nous nous installons au soleil sur une terrasse abandonnée et je guide à la radio notre petit groupe de skieurs resté en altitude pour shooter, vers une zone très photogéniq­ue sur la gauche d’un téléphériq­ue de service. Je me prends à les observer et à imaginer ce que je ferais dans la même situation, sur les mêmes pentes, dans les mêmes couloirs : leur interpréta­tion me plaît et me sidère parfois. Avec assurance et agressivit­é, à vue, ils poussent le niveau de notre pratique vers le haut. On retrouve dans le style de chacun sur la neige une bonne part de ses traits de caractère. Julien porte par exemple un regard décalé sur le monde et ses remarques acerbes, souvent sarcastiqu­es, ne sont jamais inintéress­antes, voire parfois d’une extrême justesse même si cette volonté d’être toujours différent peut le porter à soutenir avec pas mal de mauvaise foi des raisonneme­nts et des idées qui ne le sont pas (je viens de perdre un ami !).

AROLLA, 1998 MÈTRES, JOUR 7

L’hôtel du mont Colon au charme désuet nous accueille dans une ambiance dix-neuvième siècle… La patronne est un personnage : si vous lui prêtez l’oreille, elle parlera probableme­nt de son grand-père, l’homme entreprena­nt qui a construit l’hôtel. La table est excellente, les couettes épaisses, les planchers et les escaliers grincent terribleme­nt et malgré une isolation phonique inexistant­e, nous avons tous très bien dormi.

CABANE DES BOUQUETINS, 2980 MÈTRES, JOUR 8

Le jour suivant, nous quittons l’hôtel dans l’aube glaciale d’un matin de février, difficile toutefois pour un skieur de laisser ce fond de vallée tranquille et oublié du monde sans

« LEUR INTERPRÉTA­TION ME PLAÎT ET ME SIDÈRE PARFOIS. AVEC ASSURANCE ET

AGRESSIVIT­É, ILS POUSSENT LE NIVEAU DE NOTRE PRATIQUE VERS LE HAUT. »

éprouver un sentiment d’inachevé, et une volonté certaine d’y retourner nous a tous envahis. Nous remontons maintenant le long de l’immense glacier d’Arolla pour arriver en fin de matinée à la cabane des Bouquetins, un bivouac à la fonctionna­lité et à l’esthétique simple mais tellement agréable, une sorte de yourte en dur au centre de laquelle un magnifique poêle à bois diffuse une douce chaleur aux occupants des banquettes judicieuse­ment disposées en cercle où nous nous vautrons avec une joie enfantine. Dans l’après-midi, nous remontons un peu plus loin pour skier de jolies choses que les mecs ont repérées après le déjeuner mais la stabilité du manteau neigeux nous oblige à renoncer et pose un petit problème d’accès pour l’étape du lendemain que nos guides finiront par solutionne­r. Je me sens en sécurité avec ces deux-là et c’est un sentiment plaisant en montagne, leur expérience profession­nelle fait que je suis et respecte leurs analyses et leurs choix. Fanfan est un

vétéran du freeride et les deux autres sont des cristallie­rs habitués aux risques et à la gestion de situations difficiles.

COL DE VALPELLINE, 3562 MÈTRES, JOUR 9 ET DERNIÈRE ÉTAPE

On quitte ce lieu béni en pleine nuit, je m’éloigne à regret de ce satellite accroché sur cette crête entourée de faces et de couloirs qui se sont dévoilés mais que nous n’avons pu skier. On arrive au col de Valpelline pour le lever de soleil, et je comprends pourquoi François y tenait tant et pourquoi on s’est levés à trois heures… L’émotion est collective et chacun va d’une accolade à l’autre sur fond de Cervin. La photo de groupe symbolise le plaisir d’avoir vécu quelque chose de vrai tous ensemble. Comme d’habitude, j’ai râlé une bonne partie du raid mais comme tout le groupe, j’ai apprécié ces journées passées loin du monde et de l’agitation des stations de ski. Moments difficiles, conversati­ons à bâtons rompus, franches rigolades, la déconnexio­n avec le quotidien vécu en compagnie de véritables légendes du ski. Nous ne sommes pas des pionniers, on est venus trop tard, nous suivons des traces que d’autres ont laissées mais des personnali­tés comme Julien, JP, Glen ou Seth de par le regard qu’ils portent sur le ski sont capables de réinterpré­ter notre pratique et d’explorer de nouvelles voies. Skier des pentes vierges en poudre à coups d’hélico est certes agréable et les protagonis­tes de ce raid ont mangé une belle part du gâteau et continuero­nt à le faire pour briller sur la toile, les écrans de nos ordis et sur les pages des magazines mais au fond, ils démontrent ainsi qu’il n’est pas nécessaire d’avoir des milliers d’euros en poche pour skier de belles lignes. Une approche naturelle et collective dans la quête de nouvelles pentes.

 ??  ?? Derrière le mont Fort, Verbier. Julien Régnier descend sur le refuge de Prafleuri avec une vue imprenable sur le Grand Combin.
Derrière le mont Fort, Verbier. Julien Régnier descend sur le refuge de Prafleuri avec une vue imprenable sur le Grand Combin.

Newspapers in French

Newspapers from France