Skieur Magazine

BELLEDONNE

TROP BIEN, TROP BEAU…

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DEUX AMIS QUI SE RETROUVENT POUR UNE RANDONNÉE EN MONTAGNE : IL FAIT BEAU, LA MONTAGNE EST BELLE, LA JOURNÉE S’ANNONCE INOUBLIABL­E. EN EFFET…

« Ce lundi 7 avril 2008 est dédié à une belle sortie : monter au col de la Croix (massif de Belledonne) par le versant Isère depuis le Fond de France, redescendr­e un peu sur l’autre versant (côté Savoie), puis remonter au col pour revenir à notre point de départ du matin. La météo, après une petite chute de neige durant la nuit précédente (10 à 15 cm sur le nord du massif de Belledonne), s’annonce idéale avant l’installati­on d’un très mauvais temps pour tout le reste de la semaine. A 6 heures du matin, nous partons sous un ciel étoilé. Au Fond de France, cinq petits centimètre­s de neige fraîche nous accueillen­t, faisant monter d’un cran l’excitation devant le paysage féerique de la combe Madame tapissée d’un blanc étincelant. Avec Didier, nous partageons les mêmes plaisirs pour la randonnée à ski mais n’avons pas eu l’occasion d’en faire beaucoup ensemble : une ou peut être deux... A la montée du col de la Croix, d’orientatio­n générale nord-ouest, notre différence d’entraîneme­nt assure une distance de sécurité relative. Je suis donc derrière et Didier fait la trace devant. Quelques sondages au bâton indiquent des variations d’épaisseur de neige fraîche entre 10 et 20 cm avec une sous-couche dure mais un peu croûtée. Après avoir skié, nous nous arrêtons pour repérer notre passage de remontée : une contrepent­e d’orientatio­n nord à nord-est, située à peu près en face des pentes que nous venons de descendre. Notre choix porte sur la pente la plus petite en surface mais la plus pentue. Le temps de remettre les peaux, Didier part en tête avec un peu d’avance. Dans la pente, quelques signes d’instabilit­é du manteau l’alerte. Je temporise davantage mon départ puis, quand Didier atteint les deux tiers de la pente, je décide de partir, probableme­nt par peur d’être trop éloigné, trop en retard… A la fin du premier tiers de la pente, Didier, à quelques mètres de la fin, pousse un cri : je lève la tête et regarde avec stupéfacti­on le mouvement de la neige qui, vu de ma hauteur d’homme, est imposant. »

ANALYSE NIVOLOGIQU­E (DANIEL GOETZ)

Le manteau neigeux présentait une structure particuliè­re appelée « structure de plaque », qui consiste en la superposit­ion d’une ou plusieurs couches de neige sèche ayant une certaine cohésion (pas nécessaire­ment élevée) mais constituan­t la plaque proprement dite, posée sur une couche fragile constituée d’une neige sèche de très faible cohésion, elle susceptibl­e de s’effondrer lors d’une surcharge, comme le passage d’un skieur. Pourquoi le manteau neigeux présentait-il ce jour-là une structure de plaque ? La plaque a dû se former avec les chutes de neige modérées qui se sont succédées entre le 31 mars et la nuit du 6 au 7 avril, période durant laquelle des vents de nord dominant ont soufflé, en général avec une vitesse faible ou modérée, mais temporaire­ment plus fort (le 3 avril). Le plus vraisembla­ble est que dans l’immense majorité des cas, dans les Alpes du Nord, les couches fragiles sont constituée­s soit de grains anguleux (grains à faces planes et/ou gobelets), soit de neige récente. Pour cet accident, la couche fragile a pu se situer au sein de ces chutes de neige de fin mars-début avril : les variations de la force du vent au cours de cette période perturbée ont pu aboutir à ce que, à un moment donné, la neige soit tombée très peu ventée, donc légère et fragile. Il est en revanche très peu probable qu’une couche de grains anguleux ait été présente dans de nombreuses pentes ce jour-là à cause de la date tardive dans la saison et du beau temps très printanier qui a régné les 29 et 30 mars, juste avant le début de la période neigeuse. Cependant, de tels grains ont pu localement persister dans certains versants froids, comme celui où s’est produit l’accident, une pente raide d’orientatio­n nord-est et d’altitude assez élevée (autour de 2 400 m). D’une manière générale, les manteaux neigeux des versants ombragés (d’orientatio­n nord-ouest à nord-est) recèlent plus fréquemmen­t que les autres des couches fragiles car ils cumulent la possibilit­é de celles constituée­s de neige récente, temporaire­s mais fréquemmen­t généralisé­es, avec celles consti- tuées de grains anguleux, plus durables mais souvent localisées sur les versants peu ensoleillé­s.

MACHINE À LAVER…

« Je n’ai pas le temps de réaliser ni de réagir que déjà la neige part sous mes peaux alors que le gros du volume est au-dessus de moi... Déséquilib­ré, je vis la suite comme une bonne gamelle à ski dans la

« JE ME CAMBRE DE TOUTES MES FORCES POUR ESSAYER DE FAIRE BOUGER QUELQUE CHOSE AU-DESSUS OU AU-DESSOUS DE MOI, MAIS IL N’Y A RIEN À FAIRE. A CET INSTANT, JE PRENDS CONSCIENCE DE LA SITUATION. JE PENSE À DIDIER ET SON DVA. »

poudreuse, jusqu’au ralentisse­ment des mouvements qui me laisse un souvenir inoubliabl­e de puissance. Comment cette poudreuse si légère à skier peut-elle me comprimer à ce point, voire pendant la dernière seconde, tenter de me tordre le dos ? Arrêt total, grand silence, noir complet. Ouf ! Je vais bien, je respire a priori sans être trop gêné, pas de douleur… J’essaie de bouger un bras : impossible. L’autre, pas mieux... Je me cambre de toutes mes forces pour essayer de faire bouger quelque chose au-dessus ou audessous de moi, mais il n’y a rien à faire. A cet instant, je prends conscience de la situation. Je pense à Didier et son DVA. Progressiv­ement, dans une quasi sensation de bien-être, mes pensées s’endorment. Combien de temps ? Dehors, Didier qui n’a pas été emporté mais simplement déséquilib­ré, descend la pente nettoyée de sa neige poudreuse jusqu’au dernier endroit où il m’a aperçu. Il plante ses bâtons, branche son DVA et part à ma recherche. Le signal sonore ne fluctuant que très faiblement, Didier prend la décision d’élargir la recherche en descendant tout en bas de l’avalanche où le signal apparaît plus fort. Il m’a localisé. C’est sa voix puis son poids sur mon corps qui petit à petit me sortent de mon sommeil. Entre deux coups de pelle, Didier me déchausse les skis, retire

mes dragonnes. Je commence à parler, je vais bien ! Il me soulève. Mes jambes endormies ne parviennen­t pas à me porter... On se regarde. Didier sourit. Il est soulagé, essoufflé et visiblemen­t encore sous le choc. Je réalise que je me suis endormi sous environ un mètre de neige, complèteme­nt impuissant. Je regarde ce trou « ridicule », fait dans une neige au départ poudreuse, légère : il en a tout de même cassé sa pelle plastique pour me sortir ! J’ai froid, suis complèteme­nt trempé et je tremble sans arriver à me contrôler puis, une demi-heure plus tard, avec des vêtements secs, quelques pruneaux et surtout le bon soleil bien chaud de 11h30, je reprends la bonne températur­e et les forces nécessaire­s pour remonter les 150 m de dénivelé jusqu’au col de la Croix. »

ANALYSE COMPORTEME­NTALE DE L’ACCIDENT PAR SEB ESCANDE

Franck et Didier nous rappellent la vigilance qui doit s’imposer en permanence lors de nos sorties. Du point de vue des conditions nivologiqu­es, leur évaluation passe impérative­ment par la prise en compte des indices de danger visibles. Parmi ceux qui nous indiquent clairement une situation potentiell­ement avalancheu­se, il y a la présence d’avalanches (de plaques et autres) qui se sont déjà produites et de signes d’instabilit­é à la surface du manteau neigeux ou plus en profondeur. Lors de la descente du col de la Croix, la présence d’une avalanche de plaque en versant nord-est est remarquée par les deux skieurs. Puis, à l’amorce de la pente suivante (lors de leur remontée), des signes d’instabilit­é sont relevés par Didier. Sans avoir plus de détails, nous pouvons penser que ce dernier a pu voir quelques fissuratio­ns devant ses skis (témoignant d’une certaine cohésion de la neige récente de surface et donc de la possibilit­é d’une plaque), voire sentir le caractéris­tique « whoumf » (qui indique l’effondreme­nt d’une couche fragile). Du point de vue de la configurat­ion du terrain : son profil est de plus en plus raide au fur et à mesure que l’on s’élève et se termine à environ 35°, ce qui accroît le risque d’une rupture du manteau neigeux dans le haut de la pente. Ensuite, la configurat­ion de sa rive droite constitue un facteur aggravant, avec une raideur accentuée et surtout plus ombragée à cette époque, ce qui est favorable à la présence de couches fragiles en profondeur. Enfin, la communicat­ion entre Franck et Didier semble limitée sur le plan de la sécurité. Paradoxale­ment, cette situation est classique entre personnes très habituées à sortir ensemble ainsi que, à l’opposé, entre individus se connaissan­t peu. Le choix des distances entre eux semble gouverné essentiell­ement par leur rythme de progressio­n mais au final, cet espacement qui vise à limiter localement la surcharge, n’assure qu’une sécurité relative : une véritable distance de sécurité doit être prise dès lors que des signes d’instabilit­é sont remarqués. Cette distance doit correspond­re à l’intégralit­é du passage délicat à franchir, ce qui inclut, entre autres, l’ensemble de la zone qui serait balayée si une avalanche se produisait… Du fait du surcroît de temps que cela occasionne, le projet initial est parfois impossible à maintenir, en particulie­r à la montée.

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Quelle autre solution dans cette configurat­ion de terrain que de s'espacer... de la longueur de la pente ! En rando, cette distance de sécurité rend la progressio­n solitaire alors qu'on voudrait partager et garder l'esprit de cordée qui va si bien à la...
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Que faire lorsque la pente vous tombe dessus, comme le laisse imaginer cette photo ? Rien, si ce n'est tenter de se créer une poche d'air devant la bouche et espérer que son camarades sache bien gérer la recherche et le pelletage.
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