Skieur Magazine

HAUTES-ALPES

AVALANCHE IMPOSSIBLE

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UNE SORTIE EN FAMILLE, QUOI DE PLUS PLAISANT ? SURTOUT LORSQUE LES RISQUES SONT LIMITÉS… ET PUISQUE LE MAUVAIS TEMPS N’ARRÊTE PAS LE PÈLERIN, POURQUOI DEVRAIT-IL INCITER LE RANDONNEUR À RESTER À LA MAISON. RESPIRER LE BON AIR, S’ACTIVER UN PEU PLUTÔT QUE DE RESTER DANS UN FAUTEUIL, C’EST BON POUR LA SANTÉ, NON ? Mardi 5 mars 2013. 10h28. 2 250 mètres d’altitude. « Le vent commence à se faire sentir sur le versant nord du Pic de Boussolenc dans l’Embrunais. Au sortir d’un petit ressaut dans le goulet fortement tracé par les multiples passages de skieurs ces derniers jours, nous venons de nous arrêter pour enfiler la veste coupe-vent. La forêt s’éclaircit, les pentes de neige prennent leurs aises. Quelques mélèzes et pins cembros, rabougris, s’accrochent encore sur cette faible pente dans une visibilité moyenne à cause de la neige qui tombe. Le fond de l’air est frais. La trace de montée que nous avons plus ou moins suivie s’estompe sous les traces de descente et sous la neige transporté­e par le vent tempétueux. Devant, je fais la trace dans une neige peu profonde. Anne-Soisig et mon père me suivent de près. Aline n’est pas loin, un virage plus bas. Tandis que je m’apprête à contourner par le bas un mélèze chétif, je crois entendre un bruit. Une sorte de « wouff ». Un wouff ? Autant dire une petite plaque de neige qui s’effondre sur mon passage… Je marque un arrêt, les sens en alerte, pour vérifier. Je m’attends même à voir une fracture dans le manteau neigeux là, à deux ou trois mètres de moi. Par acquis de conscience, je balaye du regard la pente qui me domine. Elle est en mouvement ! Elle se dirige lentement vers moi. Mes réflexes prennent le dessus et je fais demi-tour. J’en profite pour visualiser où se trouvent mes compagnons et crie “Barrez-vous ! ’’. Papa et Anne-Soisig, à une dizaine de mètres, sont heureuseme­nt au bord du vallon et relativeme­nt hors d’atteinte. Pour Aline, qui était à mon aplomb, au virage au-dessous, ce n’est pas la même musique. Je crie à nouveau : ‘‘ Aline ! Barre-toi ! ’’ Je fais de même et je me retrouve rapidement à côté de mon père et d’Anne-Soisig. L’avalanche me frôle, nous dépasse et emporte Aline qui pousse un cri. Je m’efforce de ne pas la perdre de vue puis tout s’arrête. La neige se fige en un amoncellem­ent de blocs. Aline, trimballée sur quelques mètres, dépasse de la neige mais ne bouge pas. Je descends rapidement, sur un ski (l’autre est resté coincé sous la neige) et la rejoins. À moitié ensevelie, le visage plein de neige, elle va bien. Elle tient encore fermement son bâton dans sa main gauche, le bras sous des wagons de neige. Elle arrive néanmoins à se dégager quasiment toute seule, je n’ai pas besoin de sortir la pelle. Elle est zen, ma soeur ! Pendant ce temps, mon ski enseveli est activement recherché. Je remonte la pente à « cloche-ski » assez facilement car les blocs charriés par la coulée sont suffisamme­nt compacts pour que je ne m’enfonce pas, détail surprenant sachant que la couche de neige non mobilisée par l’avalanche est beaucoup plus meuble. Grâce à un coup de sonde bienheureu­x, mon ski est retrouvé, tant mieux car je me voyais mal redescendr­e tout en bas sur un seul ski. Puisque tout se termine très bien, que le stress est retombé, j’en profite avant de partir pour analyser ce qui s’est passé. Je mesure une pente à 26° là où j’ai a priori provoqué le mécanisme de déclenchem­ent de l’avalanche. Je remonte avec le clinomètre pour voir ce qu’il en est au niveau de la cassure, 30 à 40 mètres plus haut. La couche partie est très superficie­lle, 10 à 20 centimètre­s d’épaisseur selon les endroits, sur une largeur de 10 à 15 mètres.

« L’AVALANCHE ME FRÔLE, NOUS DÉPASSE ET EMPORTE ALINE QUI POUSSE UN CRI. JE M’EFFORCE DE NE PAS LA

PERDRE DE VUE PUIS TOUT S’ARRÊTE. »

Au-dessous, il reste environ un mètre de neige jusqu’au sol, dont la stabilité ne me paraît pas complèteme­nt assurée : je m’arrête un peu avant donc mais l’inclinaiso­n au niveau du départ est de 36°. L’avalanche a glissé sur plus de 100 mètres de dénivelé avant de s’arrêter sur une pente d’une vingtaine de degrés. Pas d’arbre ou de rocher sur la trajectoir­e effective de l’avalanche, donc pas de danger de choc (mais ce n’était pas prémédité !). En revanche, malgré la faible épaisseur de neige partie, le dépôt s’avère assez important et Aline aurait bien pu se trouver complèteme­nt ensevelie. Je n’ai pas étudié en détail la zone de glissement et la couche fragile correspond­ante car les conditions ambiantes (neige sous les spatules, vent, neige virevoltan­te) n’incitaient pas à rester plus longtemps par là… Je reste tout de même stupéfait devant la distance entre ma position de déclenchem­ent et le départ effectif de l’avalanche (60 à 80 mètres linéaires) ! Cette pente orientée nord a probableme­nt été sous le vent qui n’a cessé de souffler depuis la veille au soir, de secteur sud-est en altitude (d’après le bulletin de Météo France), de manière tempétueus­e à plus basse altitude même si, avant de sortir de la forêt, nous ne le sentions pas. Je soupçonne que la plaque superficie­lle qui nous a intéressés est une accumulati­on de neige toute récente, probableme­nt due à ce vent très violent qui a raboté les montagnes dans la région depuis la veille. La neige ancienne étant encore

relativeme­nt poudreuse, comme j’avais pu m’en rendre compte le lundi précédent, elle était facilement mobilisabl­e. Pourtant, voici l’extrait du bulletin d’estimation du risque d’avalanche émis la veille par Météo France, pour le jour de l’avalanche, sur le massif Embrunais-Parpaillon (risque 2 limité, les pentes plus dangereuse­s se situant depuis l’ouest jusqu’à l’est en passant par le nord) : « De nombreuses pentes ensoleillé­es se sont purgées ces derniers jours. Avec la baisse des températur­es, le risque de départ spontané est en nette diminution et les chutes de neige attendues dans un premier temps faibles en journée de mardi devraient rester sans grande conséquenc­e. Le manteau reste cependant localement sensible aux surcharges : dans les pentes ombragées, des plaques peu épaisses formées par de récents vents de secteur est à nord-est peuvent encore être fragiles surtout au-dessus de 2 300/ 2 500 m. » De fait, je ne m’attendais pas du tout à faire partir une plaque. Même si la configurat­ion topographi­que locale (présence de contre-pentes raides) aurait dû m’inciter à davantage de prudence, je n’avais pas imaginé le moindre risque. La veille, j’avais fait une autre course dans le même secteur, cette fois par grand beau temps, sur un versant similaire (est et nord). J’avais alors franchi des pentes autrement plus raides, en forêt et dans un couloir (couloir nord de la Tête de la Mazelière, certes fortement tracé). Le seul changement qui aurait dû m’inciter à plus de prudence était ce vent violent mais jusque-là, dans la forêt, je n’en avais pas encore constaté les effets sur le manteau

neigeux. J’ai manqué de vigilance au moment du changement de configurat­ion (sortie de la forêt) mais vu qu’il neigeait depuis peu (une heure à une heure et demie), je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait déjà des accumulati­ons suffisamme­nt importante­s pour déclencher une avalanche. De surcroît, j’évoluais encore sur une pente trop faible pour déclencher quoi que ce soit autrement qu’à distance. Avec un risque d’avalanche annoncé comme “limité ’’, je ne pensais pas que ça partirait à 60 mètres au-dessus de moi ! En fait, j’aurais pu anticiper la chose car j’ai vécu une situation similaire en Suisse en janvier dernier : un risque nivologiqu­e limité (2) la veille, validé sur le terrain avec une neige effectivem­ent stable le premier jour puis, après un épisode de vent violent durant la nuit suivante, deux plaques sont descendues spontanéme­nt dans le vallon où nous étions passés la veille, dont l’une sur une pente que nous avions descendue à ski… Le vent avait chargé certains secteurs (Météo Suisse avait d’ailleurs fait passer le risque du jour à “marqué 3/5 ’’). Au Pic de Boussolenc, il s’agit probableme­nt du même phénomène : la neige fraîche du jour n’étant pas suffisamme­nt abondante pour créer une telle accumulati­on, la plaque a dû résulter du transport de neige (encore poudreuse en de nombreux endroits) par le vent violent qui a soufflé durant la nuit précédente. C’est la première fois que je déclenche une telle plaque, la deuxième où je me trouve aux premières loges après une première en janvier 2011 dans Belledonne, par risque 1... »

L’INTERPRÉTA­TION DE SÉBASTIEN ESCANDE, GUIDE DE HAUTE MONTAGNE ANENA

« Le danger du jour peut être facilement décliné sur des critères objectifs : - nivologiqu­es (transport de neige par le vent sur un manteau facilement mobilisabl­e) ; - météorolog­iques (visibilité médiocre) ; - de terrain (combe propice aux accumulati­ons, partiellem­ent boisée, dominée latéraleme­nt par une pente raide, 35 ° et plus). Le risque d’accident s’analyse sur des éléments plus subjectifs, liés à l’humain. Pour cet exemple, nous pouvons relever : - La constituti­on du groupe, familial, où les questions suivantes restent en suspens : qui est le leader ? Comment communique-t-on sur le risque ? - une perception du risque faussée, dès le départ, par l’expérience heureuse des jours précédents (période de beau temps peu ventée) et, en route, par la présence, rassurante, de traces (estimées à la veille) sur le site. - une interpréta­tion optimiste du bulletin qui annonçait un risque limité (de déclencher une plaque formée par le vent récent) dans cette exposition et à cette altitude (2 300 m). Ce dernier point s’avérait d’autant plus « piégeux » que le vent n’était pas sensible plus bas dans la forêt. À ce titre, on peut relever dans la narration à propos de l’interpréta­tion du BERA : « (...) De fait, je ne m’attendais pas du tout à faire partir une plaque » ; - le narrateur, expériment­é, semble connaître le processus de déclenchem­ent d’une plaque et pourtant, le manque d’anticipati­on à l’abord de cette combe (pas d’espacement pris entre les personnes) souligne la perception erronée de la situation, l’idée même d’une avalanche ce jour-là étant d’emblée écartée. Ceci est d’autant plus étonnant qu’il évoque avoir vécu une situation analogue (en Suisse). Cet incident ne lui a pas froid et souvent beau qui règne ensuite, cette neige se transforme au fil des jours en grains à faces planes, formant une couche fragile. Celle-ci ne se trouve cependant plus en surface du manteau neigeux le jour de l’accident. En effet, deux petites chutes de neige, également très froides, se produisent entre-temps : les 22 et 23 février (un peu moins de 10 cm au total) puis le 27 (6 cm environ). Celles-ci ne subissent ensuite en apparence que peu de transforma­tions jusqu’au jour de l’accident, du fait d’un temps souvent beau

« AVEC UN RISQUE D’AVALANCHE ANNONCÉ COMME “LIMITÉ ’’, JE NE PENSAIS PAS QUE ÇA PARTIRAIT

À 60 MÈTRES AU-DESSUS DE MOI ! »

forgé une expérience qu’il aurait pu mettre à profit à chaud même s’il a néanmoins su faire le rapprochem­ent à froid. Au final, on doit se poser les questions suivantes : - quel est l’itinéraire optimal et quelle stratégie de gestion de groupe pouvons-nous adopter pour réduire le risque à un niveau acceptable ? - quel risque sommes-nous prêts à prendre ? - sommes-nous capables d’effectuer un secours efficace en cas d’avalanche ?

COMMENTAIR­E NIVO-MÉTÉOROLOG­IQUE PAR DANIEL GOETZ, MÉTÉO FRANCE CENTRE D’ÉTUDES DE LA NEIGE

Ce témoignage conjugue des conditions nivométéor­ologiques en apparence pas très préoccupan­tes et un cas de déclenchem­ent à distance. Concernant les conditions nivo-météorolog­iques : - le manteau neigeux apparaît stable dans le secteur. C’est en effet ce qui ressort de la sortie effectuée la veille par le narrateur dans le même massif et dans des pentes similaires, de raideur parfois même plus importante que celle où s’est produite l’avalanche. Le mauvais temps est ensuite arrivé mais rien de très inquiétant : il vient à peine de commencer à neiger, certes avec du vent. Malgré ces conditions peu alarmantes, une avalanche de plaque a été déclenchée, à distance qui plus est, signe de grande instabilit­é du manteau neigeux. Mais comment est-ce possible en si peu de temps ? L’analyse détaillée des conditions nivométéor­ologiques des jours précédents jusqu’à celui de l’accident permet d’apporter des éléments de réponses. Cette analyse est basée sur les observatio­ns effectuées par les postes nivo-météorolog­iques voisins du lieu de l’accident, ainsi que sur la modélisati­on numérique du manteau neigeux utilisée par Météo France pour la prévision opérationn­elle du risque d’avalanche. Elle permet d’avancer le scénario suivant :

Mi-février, environ 30 cm d’une neige très froide, donc légère, tombent sur le massif. Avec le temps et de températur­es basses. Le petit redoux temporaire les 2 et 3 mars ne les affectent guère non plus à cette altitude (2 250 m) et dans cette orientatio­n nord. En fait, elles commencent à évoluer lentement elles aussi vers des faces planes, prenant progressiv­ement une consistanc­e de « vieille poudreuse » un peu dense mais avec encore très peu de cohésion. Ainsi, les couches superficie­lles du manteau neigeux ne présentent pas jusque-là de structure de plaque, mais ce sont des couches de faible cohésion. Puis le vent se lève dans la soirée du 4 mars, veille de l’accident. Il souffle alors suffisamme­nt fort et suffisamme­nt longtemps – il souffle encore le lendemain matin – pour arracher cette neige de surface déjà un peu ancienne et la transforme­r en grains fins. Ceux-ci vont ensuite se redéposer dans les zones abritées du vent et former des plaques, dures ou plus friables. Reposant sur la couche fragile de faces planes, ces plaques peuvent maintenant être facilement déclenchée­s par une surcharge, comme le passage d’un skieur. C’est ce qu’indiquait du reste le Bulletin d’Estimation du Risque d’Avalanche du jour. Quant à la possibilit­é qu’un déclenchem­ent puisse être effectué à distance, cela dépend des caractéris­tiques de la couche fragile, son degré de fragilité et son homogénéit­é à l’échelle de toute la pente. Ce jourlà, il semble que cette couche de faces planes, en raison de sa faible masse volumique, ait été de très faible cohésion sur une grande étendue. Ce témoignage nous rappelle qu’en montagne les conditions, météorolog­iques et en conséquenc­e nivologiqu­es, peuvent changer très vite, aussi bien dans le temps que dans l’espace. Ainsi, le manteau neigeux peut être stable un jour donné, puis très instable le lendemain, stable à un endroit donné, dans une forêt par exemple, instable quelques dizaines de mètres plus loin au sortir de celle-ci. Il nous enseigne également qu’à partir d’une couche de neige transporta­ble d’épaisseur modeste (moins de 10 cm), le vent peut créer des accumulati­ons d’un volume suffisant pour entraîner et ensevelir des personnes.

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Même si la photo écrase la pente, il n'y a rien d'extrême dans cette combe. On remarque cependant que cette plaque, probableme­nt alimentée par le vent dominant la crête, a rompu là où contrepent­e commence à se redresser nettement.
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